Dans L’épidémie, la romancière suédoise Asa Ericsdotter décrit de manière saisissante l’émergence d’une dictature sanitaire anti-obèses. Un cauchemar prémonitoire.
Il est des coïncidences troublantes. L’Épidémie, roman de la Suédoise Asa Ericsdotter, a paru chez nous en mars 2020 et date de 2016. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un roman postapocalyptique, d’une de ces fins du monde virales que la science-fiction a su parfois mettre en scène de manière très convaincante comme dans La Peste écarlate du grand Jack London. Le roman d’Asa Ericsdotter, en revanche, pose une question d’actualité : celle du désir plus ou moins conscient des sociétés qui sont prêtes, au nom du principe de précaution, à s’abandonner à une dictature sanitaire qui finit par organiser et contrôler le moindre aspect de la vie des citoyens.
A lire aussi, du même auteur : La grande oeuvre noire de l’écrivain Jean-Patrick Manchette
Fitness: le nouveau crédit social
Nous sommes en Suède, de nos jours. Un Premier ministre, Johann Sward, termine son premier mandat. Il est à la tête du Parti de la santé, une formation populiste qui est arrivée au pouvoir sur un discours antisystème, à la manière du Mouvement 5 étoiles en Italie. Le problème est que Johann Sward n’est pas Beppe Grillo. Ce n’est pas l’humour qui le caractérise, ni les rodomontades. Il est froid, efficace, se sent investi d’une mission et applique sans sourciller son projet politique : éradiquer l’obésité et le surpoids pour rendre au peuple suédois sa force originelle, détruite par les graisses saturées et les mauvais sucres.
Et cela se fait à marche forcée. Il crée un nouvel indice de masse corporelle qui permet de déterminer si vous êtes un bon citoyen, l’IMGM, l’indice de masse grasse et musculaire. Supérieur à 42, il interdit la fonction publique même à ceux qui sont déjà en poste. On transforme les lieux de culte en salles de sport, on encourage les liposuccions et la chirurgie avec ses anneaux gastriques, même pour les enfants ne souffrant d’aucune pathologie. Il suffit qu’ils soient nés de parents en surpoids puisque l’obésité est en partie génétique.
A lire ensuite: “Je ne suis ni la Che Guevara du gras ni une identitaire des bourrelets!”
Le talent d’Asa Ericsdotter est d’éviter la fable et de donner un roman d’un réalisme effrayant. Les mécanismes de la mise en place de ce totalitarisme du bien-être sont décrits avec une subtilité qui rend l’ensemble parfaitement crédible. On voit ainsi une écrivaine suédoise connue, beaucoup trop ronde, devenir un paria, un universitaire à la limite du licenciement se réfugier à la campagne où il rencontre une femme qui s’est aussi cachée là pour protéger sa petite fille qu’on avait mise dans une « classe spéciale » dont les élèves sont promis un jour où l’autre à une opération. On entre dans l’intimité du Premier ministre qui goûte sa paradoxale popularité et promet encore plus s’il est réélu. Les discriminations à l’emploi sont bientôt suivies de discriminations au logement menées par des comités de quartier : hors de question de vivre avec des irresponsables qui continuent à manger du porc alors qu’il est sur le point d’être interdit dans le commerce. Il y a évidemment des dégâts collatéraux : Asa Ericsdotter montre de manière poignante et clinique à la fois l’agonie d’une jeune femme qui meurt à force de régimes suicidaires.
Un vrai roman noir
On ne dévoilera pas la fin de L’Épidémie, qui est par ailleurs un vrai roman noir, mais sa lecture ne laisse pas d’inquiéter. On sait que l’hygiénisme suédois a préconisé jusqu’aux années 1960 la stérilisation des handicapés mentaux et autres « asociaux ». Mais ce pays n’a pas, aujourd’hui, le monopole de ce que Michel Foucault avait appelé la biopolitique et sa pulsion sanitaire qui ne demandent, précisément, qu’une épidémie pour ressurgir.