La grève des cheminots entre dans son septième jour. Contrairement à la proclamation un rien arrogante de Nicolas Sarkozy en son temps, cette grève, tout le monde s’en rend compte. Les cheminots en premier, d’ailleurs : ils sont devenus les grands détestés de ces derniers jours. Presqu’autant que les Roms. On n’en est pas encore au lynchage, mais on sent bien qu’il ne suffirait de pas grand chose. Surtout ceux de la CGT et de Sud qui ne lâchent rien.
Vous vous rendez compte, ils ont même fait peser des menaces sur le baccalauréat. Peu importe que l’immense majorité des lycéens passent le bac dans leurs propres lycées devenus centres d’examens, peu importe que ceux qui doivent effectivement prendre des TER en zone rurale n’ont plus de TER depuis longtemps puisque la SNCF et les régions suppriment au hachoir trains et lignes non rentables, peu importe que les rectorats aient aussitôt accordé des retards pour les candidats, il fallait marquer les imaginations : une poignée de syndicalistes rouges surmutualisés, archaïques et corporatistes non seulement pourrissent la vie des Français qui travaillent, eux, mais en plus comme tous les cryptocommunistes qui mangent des enfants au petit déjeuner, ils détestent la jeunesse qui, elle, cherche à passer des examens difficiles. Les mêmes chroniqueurs de la domination, qui vous rabâchaient ces dernières années que le bac, c’était plus ça, lui trouvent à nouveau une importance capitale depuis qu’il serait menacé par des voyous au ballast entre les dents. La palme du mépris de classe, espérons-le inconscient, en la matière revient incontestablement à Ivan Levaï, qui demande dans sa revue de presse hebdomadaire sur France Inter à propos du dirigeant de la CGT: « M. Lepaon n’a-t-il pas d’enfant qui passe son bac de philo ce lundi ? ». Oui, on ne voit pas bien comment un enfant de cégétiste borné pourrait arriver en terminale…
Mais Ivan Levaï n’est qu’un exemple parmi d’autres. Je dois prendre le train, très régulièrement depuis au moins trente ans et depuis au moins trente ans, à chaque grève, je vois une pensée unique essentiellement politico-journalistique d’ailleurs, se mettre en pilotage automatique. Je précise cette particularité biographique pour éviter les sempiternels procès en méconnaissance du réel : pour être précis, j’ai utilisé la semaine dernière quatre fois le TGV entre Paris et Lille et deux fois celui entre Paris et Arras. J’ai dû faire avec, j’ai dû attendre, j’ai dû monter dans des rames bondées. Mais il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que je ne passe jamais à la télé lors de ces micro trottoirs qui sont au journalisme ce qu’un roman Harlequin est à la littérature : totalement fabriqués, totalement creux, totalement artificiels. Parce que je ne dois pas être le seul, même gêné par cette grève qui déclarerait au micro : « Non, ça ne m’enchante pas mais en même temps cette réforme va achever de dégrader le service public du chemin de fer qui n’est déjà pas brillant, tout ça pour ouvrir à la privatisation voulue par Bruxelles. Oui, j’ai décalé des rendez-vous mais en même temps, ceux qui m’énervent le plus, là, ce ne sont pas les cheminots, c’est le gouvernement. Après tout, il y avait un préavis déposé depuis longtemps qui ne demandait comme préalable que l’ouverture d’une discussion. »
Mais non, je n’entends jamais ça depuis trente ans, à la télé ou la radio. Au contraire ce sont toujours des énervées et des énervés qui expliquent qu’ils sont « pris en otage », « qu’il y en a marre », etc… À la longue, on finit par avoir cette impression que ce sont des figurants que les médias ressortent à chaque fois. Toujours les mêmes à chaque grève, aussi loin que remonte ma mémoire d’usager et de téléspectateur. Je les ai déjà vus jouer en en 95 par exemple, contre le plan Juppé. On dirait que des responsables de casting, comme pour un film, leur téléphonent le matin. « Tenez, j’ai un rôle pour vous. Oui, oui, c’est pour la grève à la SNCF. Alors vous, vous ferez la grand-mère épuisée, vous vous ferez la mère de famille sympa mais qui commence à fatiguer, vous, vous ferez le type raisonnable qui comprend les grévistes mais qui trouvent qu’il faudrait d’autres moyens que la grève et vous vous ferez le jeune avec un casque audio sur la tête qui a trop peur de rater ses cours à cause de la CGT. » Des genres d’intermittents du spectacle si vous voulez. En beaucoup moins sympathiques…
Ce que l’on voit aussi revenir en force, c’est le mot « usager ». En temps normal, « usager », c’est d’un kitsch achevé. Ça sent la France des années soixante. Quand on est moderne, on est plus « usager », on est « client ». Mais en temps de grève, l’usager revient en force. On se souvient soudain, du côté du pouvoir, que le train, c’est d’abord un service public et pas seulement une entreprise qui doit faire le maximum de bénéfices pour « mieux s’ouvrir à la concurrence » en pressurant les salaires, en n’exploitant que les lignes rentables, en demandant à de moins en moins d’agents de transporter de plus en plus de monde.
J’espère aussi que la droite, mais par son silence relatif sur la question, j’en déduis qu’elle est implicitement satisfaite, sera reconnaissante à ce président et à ce gouvernement de se comporter exactement comme elle quand il s’agit de discréditer un mouvement social en transformant le gréviste en salaud. On aura ainsi vu Hollande « hausser le ton », ce qui lui arrive rarement, il faut le reconnaître contre le Medef. On l’aura même vu faire du Thorez tronqué avec son « Il faut savoir cesser une grève » en oubliant la seconde partie de la phrase évidemment « lorsque les revendications ont été satisfaites ».
Et, pour finir, puisqu’on parle de grand leader ouvrier, je suis étonnée de n’avoir pas encore entendu Marine Le Pen, à la tête du premier parti ouvrier de France, apporter son soutien inconditionnel à la grève. Il y a pourtant pas mal de ses électeurs dans les syndicalistes, si on en juge par les chiffres des dernières enquêtes (autour de 25% à la CGT et à SUD).
Mais cela doit-être juste un oubli de sa part.
*Photo: Claude Paris/AP/SIPA. AP21581080_000004
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