Syriza a remporté la victoire aux élections grecques le 25 janvier. Peu de temps s’est écoulé, et pourtant on peut commencer à prendre un certain recul devant l’événement. Après une semaine d’étonnement devant un gouvernement qui applique son programme (et qui tient ses promesses, ce qui change…), après avoir pris acte des premiers gestes politiques de l’équipe d’Alexis Tsipras (et de son nouveau ministre des finances), après avoir remisé la « Troïka », soit l’alliance du FMI, de la Banque Centrale Européenne et de la Commission Européenne, au rayon des accessoires surannés, il convient de s’interroger sur la stratégie de Syriza.
Cette dernière tient en un point. Tsipras veut retrouver des marges de manœuvre budgétaires. Il a besoin pour cela de « récupérer » entre 6 et 8 milliards d’euros actuellement affectés au paiement des intérêts de la dette grecque. Il a besoin de cet argent pour mettre en place les mesures qui éviteront au peuple grec de périr. C’est une réalité tragique, et pourtant tout à fait évidente. Cette diminution de la charge des intérêts est nécessaire et permettra au gouvernement de mettre en place un programme de sortie de l’austérité. C’est pour cela que Syriza a fait de l’annulation partielle de la dette, ou à tout le moins d’un moratoire de vingt à trente ans sur les paiements, une de ses priorités. On sait que, sur ce point, il est soutenu tant par des économistes – et non des moindres – que par le gouvernement américain. On sait aussi que les réserves de la Grèce sont insuffisantes pour permettre à ce pays de faire les paiements prévus au début de juillet. Au total, ce sont 23 milliards d’euros que la Grèce devrait verser. Dans la mesure où Tsipras a rejeté la dernière tranche du plan d’aide prévue par la « troïka », cela signifie qu’un accord devra impérativement être trouvé avant cet été.
Mais il va se heurter à un front très dur de pays emmenés par l’Allemagne. On sait que ce dernier pays, par la voix de la chancelière Angela Merkel, s’est fermement opposée à toute annulation des dettes. Cela laisse cependant ouverte la porte de la solution du moratoire. Il est clair que la discussion portera alors sur la nature, et la durée, de ce dernier. En fait, Alexis Tsipras voudrait lier la question de son pays à celle d’une révision générale des politiques d’austérité. Ce faisant, il heurte de plein fouet la politique allemande qui soutient que, hors de l’austérité, point de salut. Cela signifie que l’affrontement avec l’Allemagne, et ses alliés, est inévitable. Quels que soient les artifices de langage, il est évident que dans cet affrontement, il y aura un vainqueur et un vaincu. Les enjeux sont d’importance pour Alexis Tsipras, mais aussi pour Angela Merkel. Si elle devait subir une défaite, plier devant la volonté des autres pays, c’est non seulement sa propre position politique qui serait dramatiquement affaiblie en Allemagne, mais sa crédibilité qui en serait considérablement affectée. Ayant cédé sur ce point capital, quels arguments l’Allemagne pourrait-elle faire valoir pour éviter que la zone euro se transforme peu à peu en une union de transferts ? Mais, si c’est Alexis Tsipras qui cède de manière décisive, il torpille son avenir politique, et celui de Syriza ; il laisse le champ libre à la droite la plus extrême.
Nous assistons actuellement à un jeu de bluff et de contre-bluff. Le duo Tsipras-Varoufakis (le ministre des Finances) joue à merveille la partition « good cop / bad cop ». De même, Mme Angela Merkel joue à merveille la carte de la rigidité bougonne. Il est clair qu’il y a beaucoup de manège dans tout cela. Et il convient de savoir que la Théorie des Jeux, c’est justement l’un des points forts du ministre des Finances[1. On lira Varoufakis Y., Rational Conflict. Oxford, Blackwell, 1991 ou encore, du même auteur (avec Hargreaves-Heap S.) Game Theory: A critical text. London and New York, Routledge, 2004.]. Varoufakis pense que l’on peut ramener la négociation actuelle à une version du « dilemme du prisonnier ». Mais ce jeu peut dégénérer en une forme bien connue dans la Théorie des Jeux que l’on appelle « chicken » (poulette)[2. Sugden, R. The Economics of Rights, Cooperation and Welfare, 2ème edition, Palgrave Macmillan, Londres-New York, 2005.]. Cette forme théorise une scène bien connue des cinéphiles (La Fureur de Vivre) ; deux automobilistes s’affrontent en roulant l’un vers l’autre. Le premier qui prend peur de la collision et dévie de sa trajectoire a perdu. Il devient la « poulette » (chicken). Si aucun ne flanche, les deux véhicules se percutent, et l’on a deux morts… Ce jeu, s’il n’est pas répété (et s’il n’y a pas d’apprentissage) et si un événement imprévu ne survient pas, n’admet qu’une victoire totale de l’un sur l’autre. En cela, il est très différent du dilemme du prisonnier, qui montre les intérêts d’une coopération implicite[3. Skyrms, B., Evolution of the Social Contract. New York, Cambridge University Press, 1996.].
On voit bien comment, compte tenu des risques encourus en cas de « faiblesse » dans cet affrontement, tant Tsipras que Merkel pourraient s’engager sur une trajectoire de collision, et aller jusqu’au bout. Le risque est donc très grand que la négociation n’aboutisse pas à une recherche du compromis mais au contraire renforce chacun dans sa volonté de ne pas fléchir.
Que signifierait une collision frontale dans le contexte de la Grèce ? Si nous avons un refus de l’Allemagne d’admettre que l’austérité ne fonctionne pas, refus motivé tant par des représentations idéologiques que par une certaine vision des intérêt de l’Allemagne, combiné à un refus de céder à la Grèce parce que c’est la Grèce (on se souvient des mots blessants sur les « cueilleurs d’olives »), et que du côté d’Athènes on se refuse de céder car l’on sait que cela signifie la fin de l’expérience de Syriza, l’idée de la collision frontale prend du sens. Dans ce cas, on ne trouve pas de solutions d’ici le mois de juillet et la Grèce doit faire défaut sur sa dette. La réaction de la BCE sera de couper le financement aux banques grecques, ce qui entraînera la décision du gouvernement grec de mobiliser la Banque Centrale grecque pour que le crédit ne soit pas coupé aux banques et, de fil en aiguille, la Grèce sortira de l’Euro.
Dans ce jeu stratégique, il est clair que la Grèce a délibérément choisi une stratégie qualifiée par Thomas Schelling, l’un des fondateurs de la théorie des jeux, mais aussi de la théorie de la dissuasion nucléaire, de « coercive déficiency »[4. Schelling T., The Stategy of conflict, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1960.]. En fait, le terme de « coercive deficiency » fut imaginé par L. Wilmerding en 1943 pour décrire une situation où des agences engagent des dépenses sans financement préalable, sachant que moralement le gouvernement ne pourra pas refuser de les financer[5. Kiewiet, D., Roderick McCubbins et Mathew D. The logic of delegation: congressional parties and the appropriations process, Chicago (Ill.), University of Chicago Press. 1991, pp. 213–249.]. L’apport de Schelling consiste à avoir montré que l’on pouvait généraliser cette situation et qu’une situation de faiblesse pouvait s’avérer un instrument de contrainte sur autrui. Il montrait aussi comment il pouvait être rationnel pour un acteur se sachant d’emblée en position de faiblesse d’accroître cette dernière pour pouvoir en user dans une négociation. à l’inverse de Jack London, on peut parler ici d’une « force des faibles »[6. Schelling T., The Stategy of conflict, op.cit. p. 37.]. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la renonciation par le gouvernement grec de la dernière tranche de l’aide promise par la « Troïka », soit 7 milliards d’Euros. Bien sûr, rejetant la légitimité de la dite « Troïka », il ne pouvait logiquement accepter d’en bénéficier. Mais, plus subtilement, ce geste met la Grèce volontairement au bord du gouffre et indique à la fois sa résolution à aller jusqu’au bout (comme Cortés brûlant ses navires avant de monter sur Mexico) et accroît la pression sur l’Allemagne. Nous sommes ici en pleine « coercive deficiency ».
Les Etats-Unis en ont pris la mesure. On sait que Barack Obama a convoqué Angela Merkel à Washington pour le 9 février. Au menu de cette rencontre, il y aura bien entendu le problème grec. Notons que cela montre l’engagement constant dans des Etats-Unis dans les affaires européennes. Tous ceux qui braillent que l’Euro devait nous donner une indépendance par rapport au Dollar feraient bien de méditer sur le sens de cette rencontre. La politique « européenne » se décide largement à Washington. C’est par ailleurs fort logique car l’Euro est la dernière ligne de défense du Dollar. Qu’il disparaisse et le Dollar sera nu face à la spéculation monétaire internationale.
Il est donc possible qu’Angela Merkel soit contrainte de céder. Mais, si elle le fait, elle engage un processus où elle perd toute maîtrise de la situation, tant en Europe qu’en Allemagne. En Europe, le fait de céder à la Grèce suscitera immédiatement de nouvelles demandes. La crédibilité de la position allemande sera détruite, et l’Allemagne acculée à de nouvelles concessions qui feront immanquablement monter le coût de sa contribution à l’Europe. Cela marquera l’entrée dans la fameuse « Union de transferts » qui est le cauchemar d’une grande partie des dirigeants allemands. Mais, en Allemagne même, Angela Merkel perdra le bénéfice de sa position « dure » et sera soumise à de multiples pressions venant tant de son électorat que de ses alliés politiques, et ceci sans compter sur le parti anti-Euro AfD en embuscade. Elle n’a donc le choix qu’entre le discrédit, interne et externe, et la rupture.
Ce contexte est, bien entendu, largement suivi dans les autres pays. Les autorités françaises se rêvent en grand médiateur dans ce conflit annoncé. Mais, nous ne sommes pas à un congrès du PS. Il ne peut y avoir de « synthèse » entre des intérêts clairement opposés. La position de la France se trouve prise en otage par la croyance religieuse dans l’Euro qui unit une partie de notre élite politique. Il est clair que dans la tentative désespérée de trouver une « synthèse », François Hollande va achever de se discréditer. Il est d’ailleurs symbolique que ce soit avec l’Allemagne que les Etats-Unis discutent et non la France. Cette dernière ne compte plus. Et c’est aussi l’un des enseignements de la crise et de l’arrivée de Syriza au pouvoir à Athènes. Démontrant la possibilité d’une autre politique, cette arrivée détruit ce qui restait du discours du PS.
Nous sommes probablement au début de la fin, tant en Europe qu’en France. Et cette perspective terrifie comme elle fascine les acteurs du jeu politique.
Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.
*Photo : Geert Vanden Wijngaert/AP/SIPA. AP21687985_000003.
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