Au mois de juillet, au cœur de la crise grecque, j’avais commis dans ces colonnes un article personnel et sentimental. J’y décrivais ma réaction devant l’élan du peuple grec qui réanimait des émotions que je ne croyais plus pouvoir ressentir. Mais je m’interrogeais aussi sur Alexis Tsipras, moins sur ce qu’il pouvait faire que ce qu’il devait devenir. Et je m’étais permis dans ce texte de l’encourager à prendre une direction.
Puis il y a eu le référendum, la déception du troisième mémorandum. La signature de l’accord léonin avec l’Eurogroupe et son acceptation par le Parlement dominé par Syriza ont été des crève-cœurs. Nous avions tellement envie d’en découdre avec le monstre froid, incarné jusqu’à la caricature par Schäuble . Le résultat du référendum et l’illusion lyrique qui nous avait saisis, moi le premier, avait fait croire que c’était possible.
Immédiatement après, ce fut un déchaînement insupportable. Il fallut endurer les quolibets des révolutionnaires confortables, incapables de faire bouger les choses dans leur propre pays à la dérive, mais exigeant avec les Grecs pour qu’ils fassent le boulot à leur place. Tsipras capitaine d’un vaisseau dans la tempête n’était qu’un vendu et un traître pour ne l’avoir pas jeté sur les récifs. En face, le mainstream écœurant fêtait « le retour au bercail » de la brebis égarée pourtant auparavant couvert d’injures. J’eus droit à ma part de commentaires grinçants.
Jacques Sapir déçu d’une occasion manquée, veillera à ponctuer ses interventions d’autant d’injures que sont les termes de « capitulation ou de « trahison » ? Lordon toujours brillant, qualifiera même Tsipras « d’astre mort » de la politique.
Qu’aurais-je fait moi, si ce qu’à Dieu ne plaise, j’avais été à la place de Tsipras ? Une connerie sûrement. J’aurais chargé comme à Reishoffen. Pour le même résultat. Celui décrit par Zola et célébré par Renan : « Nous ne demandons pas un rémunérateur ; mais nous voulons un témoin. La récompense des cuirassiers de Reichshoffen dans l’éternité, c’est le mot du vieil empereur : « Ah ! Les braves gens ! ». Schäuble n’aurait même pas dit ça. Comme Bismarck il se serait contenté de ricaner devant les cadavres inutiles. Alphonse Baudin magnifique, lançant « Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs ! », est monté sur la barricade du faubourg Saint-Antoine le 2 décembre 1851. Pour s’y faire tuer. Baudin est au Panthéon. Mais la dictature de Badinguet a duré vingt ans.
Ma modeste adresse à Tsipras a pu générer un malentendu. Car je ne l’invitai pas à devenir un héros, il l’était déjà. Armé des citations de Borges, Péguy et de Gaulle, je lui demandais d’être « l’homme du destin ». Ce qui n’est pas la même chose.
La différence ? C’est celle qui saute aux yeux lorsque l’on étudie l’aventure de la France libre. Charles de Gaulle fut « l’homme du destin ». Ceux qui, a vingt ans, s’engagèrent sous ses ordres, des héros. Churchill, le 12 juin 1940, confronté au délitement du gouvernement français, croisa de Gaulle dans un couloir et le pointant du doigt lui demanda : « l’homme du destin ? ». Intuition géniale et début des emmerdements de Churchill devant supporter par la suite cet incommode « roi en exil ». De ce jour-là, ce dernier sut qu’il lui revenait d’incarner la France. Et pour cela devenir de Gaulle. Contre le monde entier. Ce fut un chemin long et difficile qui ne trouva sa consécration que le 24 août 1944. Quand on lui demanda comment furent ces années de Gaulle n’eut qu’un mot : « épouvantables! » Les héros de la France libre survivants, confessent au contraire que ce fut une merveilleuse chance d’être de cette aventure.
Retenons l’un d’entre eux. Jacques Chaban-Delmas, général à 29 ans recevant de Gaulle avec Leclerc à la gare Montparnasse le 23 août 44. Très longue carrière politique après-guerre, maire, député, Président de l’Assemblée Nationale, Premier Ministre. Il ratera le destin aux présidentielles de 1974. Couvert de décorations, collectionnant également les titres sportifs. Selon son vœu, sur sa tombe il n’y a que ce qu’il veut que l’on retienne de sa vie: « Jacques Chaban-Delmas. Compagnon de la Libération ». Pour le héros, la vie est trop longue.
Alexis Tsipras doit devenir cet homme du destin dont la Grèce a besoin. Évidemment, il ne s’agit pas de le comparer à de Gaulle. Ce serait ridicule. Mais de rappeler qu’il n’est pas là pour emmener son peuple au massacre pour nous faire plaisir. Il est d’abord là pour restaurer la politique dans un pays ballotté depuis deux cents ans, martyrisé par l’Allemagne pendant la Seconde guerre mondiale, ayant traversé ensuite une terrible guerre civile. Avant de supporter une féroce dictature militaire. Incorporé par raccroc et frauduleusement à l’Union Européenne. Conduit pendant des années par des dirigeants politiques européistes complètement corrompus. Et pour remplir cette première mission il doit aller à la rencontre de son peuple et le convaincre qu’il peut incarner la Grèce.
Pour répondre à la question : « qu’est-ce qu’une communauté ? », Hobbes a été conduit à interroger les conditions ontologiques d’un peuple. Substituant, pour la conduite de celui-ci, la représentation à l’incarnation qui prévalait jusqu’alors. Mais mystérieusement, celle-ci est restée bien vivante ajoutant la fonction de symbolisation à celle de représentation. Cela renvoie à renvoie à une capacité particulière: celle d’apparaître comme une force d’interprétation de la réalité. En construisant un processus d’identification qui éclaire en rassurant, protégeant et donnant une image crédible à l’idée de nation. Max Weber aurait appelé ça la dimension charismatique de gouvernement d’une «communauté émotionnelle». Mais cette puissance d’incarnation n’est pas donnée. Il faut la vouloir et la construire.
C’est cela qui était en jeu dans le juillet grec. Devenir Alexis Tsipras pour être la Grèce. Ce n’était pas le Grexit.
Arrivé au pouvoir avec un tiers des suffrages exprimés, Alexis Tsipras a pris la direction du gouvernement dans une situation critique pour son pays. Qui souffre d’une austérité insupportable mais qui reste attaché au continent européen. Il s’est d’abord attelé à la tâche de construire avec son peuple la relation qui lui permettra d’en avoir la confiance. Et que celui-ci lui reconnaisse la faculté de l’incarner dans une période aussi lourde de dangers. Parce qu’il a besoin de cette force. Les Grecs lui reconnaissaient le mérite de s’être battu. D’avoir « essayé ». Et d’avoir le premier arraché le masque de l’Europe de la finance. De cela d’ailleurs, nous pouvons tous déjà le remercier. Et aux législatives de septembre, au-delà des comptes d’apothicaire de ceux qui rêvaient voir le peuple grec lui tourner le dos, force est de constater qu’il vient de lui renouveler sa confiance.
Le limogeage de Varoufakis, au lendemain du référendum fut présenté comme la première mesure sur le chemin de la « trahison ». Au vu des inconséquences, des palinodies et des fréquentations du séduisant motard, on voit bien aujourd’hui que c’était au contraire la mesure à prendre pour poursuivre sur le chemin difficile et escarpé de la construction d’une légitimité incontestable. Tsipras quant à lui a affronté trois fois en sept mois le jugement son peuple. Trois fois, celui-ci lui a manifesté son soutien dans les formes. Qui en Europe pratique de cette manière aujourd’hui ? Qui peut revendiquer le soutien et le respect populaire dont il bénéficie ?
Frédéric Lordon a réalisé une analyse implacable de laquelle il ressort que la Grèce n’a le choix qu’entre deux solutions : « passer sous la table, ou la renverser ». Je partage ses conclusions mais regrette qu’il ne nous ait pas dit quand il fallait la renverser, et si la Grèce devait le faire toute seule avec ses petits bras musclés. Et pour ne l’avoir pas déjà fait, Tsipras serait aujourd’hui un « astre mort » ? Jacques Sapir dans ces colonnes, après avoir rappelé la « capitulation » du 13 juillet écrit : «Il est clair aujourd’hui qu’il n’y a pas d’avenir pour la Grèce tant qu’elle reste dans la zone euro et tant qu’elle ne fait pas défaut sur une part importante de sa dette. Ceci commence à se dire tant au FMI que dans les couloirs de l’Union européenne. Le dossier grec est donc toujours sur la table. »
Ce sera dur, ce sera long, voire « épouvantable ». Peut-être échouera-t-elle, mais à cette table la Grèce, en Alexis Tsipras, y est toujours assise.
*Photo: Pixabay.
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