Dis-moi ce que tu penses de Tsipras, je te dirai qui tu es. La crise grecque, surtout depuis la victoire de Syriza et l’arrivée au pouvoir d’Alexis Tsipras, est devenue en France un marqueur important d’identité et d’appartenance politique. Ces derniers jours, les réseaux sociaux ont véhiculé et amplifié les angoisses et les espoirs, la joie et la peine des uns et des autres. Parfois, l’adhésion idéologique et identitaire au gouvernement grec et à son chef étaient telles que des prises de positions contradictoires ont été tour à tour saluées comme géniales et courageuses. On attaque hardiment ? Bravo le petit peuple digne. On recule aussitôt ? Génie tactique et stratégique digne des Anciens ! On dit non ? Chapeau l’artiste et quelle audace ! On dit oui ? Quel sens des responsabilités de celui qui sonne la retraite pour mieux avancer ! Bref, pile Tsipras gagne, face il triomphe. Difficile d’y voir clair dans ces conditions. Et pourtant il le faut.
Laissons donc un instant les combats idéologiques et les envolées lyriques. Et regardons de plus près deux des plus importantes réformes structurelles dont il est question dans les interminables négociations entre les Grecs et leurs créanciers publics. Il s’agit du cadastre et de la justice. Qu’on soit libéral, ultralibéral, étatiste, souverainiste ou montebourgeois, on peut se mettre d’accord sur le fait qu’une économie de marché, même extrêmement régulée et contrôlée, est sérieusement handicapée si elle ne dispose pas d’un système centralisé et fiable d’enregistrement de la propriété foncière. De même, il est indispensable qu’elle puisse compter sur un système judiciaire permettant de régler rapidement, efficacement et à prix abordable les innombrables litiges liés aux activités économiques et aux engagements contractés entre les différents acteurs. Or, la Grèce a des gros problèmes avec l’un comme avec l’autre.
En ce qui concerne le cadastre, l’histoire est connue de longue date mais mérite d’être rappelée dans le contexte actuel. Le système cadastral grec est à la fois anachronique et décentralisé. Parmi les plus pénalisés par cette déficience, il y a d’abord l’Etat grec lui-même, qui a du mal à mettre en place une fiscalité adéquate du foncier. Mais les propriétaires grecs, hors des grands centres urbains, en paient eux aussi un prix élevé en conflits longs et coûteux, qui constituent un frein important à la fluidité de l’activité économique.
Il y a deux décennies, le gouvernement grec a donc présenté à l’UE un projet visant à créer un cadastre moderne, centralisé et informatisé et obtenu un financement de 100 millions d’euros (équivalent 1994). En 2001, le projet était toujours au point mort et un bras de fer s’est engagé concernant le remboursement de ladite somme. Le débat autour du dossier est vite devenu idéologique. Côté hellène, on a dénoncé « un esprit anti grec » tandis que les Allemands, les Autrichiens, les Danois et les Finlandais (!) insistaient pour qu’Athènes rembourse intégralement. Non sans peine, les Français ont négocié un compromis : les Grecs rembourseraient les 100 millions en deux fois, en échange d’un financement à hauteur de 40 millions d’euros pour un nouveau projet de cadastre. Selon une enquête publiée en mai 2013 par le New York Times, il serait difficile de garantir que cette somme a été bien dépensée. Le fait que la question ne soit pas mentionnée dans le document du « compromis à quatre » négocié hier matin à Bruxelles ne devrait pas nous rassurer : la question n’a pas été réglée, l’UE a probablement laissé tomber.
Ce n’est en revanche pas le cas pour les tribunaux grecs, dont la réforme est formellement exigée par les créanciers. Mais ce sont d’abord les Grecs eux-mêmes qui se plaignent du fonctionnement de leur justice civile. Le nombre de dossiers en attente de décision est énorme (on parle de 140 000), et l’attente excessivement longue : 7,5 années en moyenne. Lorsqu’il s’agit de litiges commerciaux, administratifs ou fonciers, on peut aisément imaginer l’effet délétère sur l’activité et sur la confiance des citoyens dans leurs institutions.
Dans les deux cas il ne s’agit pas de choix idéologiques et les réformes sont officiellement soutenues par l’opinion publique. Or, malgré cela, les gouvernements successifs n’ont pas réussi à aboutir. Plusieurs conclusions différentes sont possibles. On peut légitimement penser qu’avant janvier 2015 la Grèce a été dirigé par des clientélistes corrompus. On peut également penser que l’Etat grec s’est tout simplement heurté à sa propre impuissance face à l’ampleur des obstacles aux changements. Il me semble que la réponse est probablement un mélange des deux et qu’Alexis Tsipras le sait. Et puisqu’il sait aussi et mieux que quiconque que ces deux problèmes-là ne sont qu’un échantillon de ce qui l’attend, dans cet Etat grec aux allures d’écuries d’Augias, il avait deux options : sortir de l’Euro et essayer de tout reconstruire ou rester dans l’Euro afin d’utiliser l’énorme pression des créanciers pour balayer les obstacles et contourner les intérêts particuliers, les clientèles et les lobbies qui ont mis en échec ses prédécesseurs. Il semblerait qu’il ait opté pour cette dernière solution.
*Photo : Petros Karadjias/AP/SIPA/XTS101/67113376175/1507131529
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