Accueil Édition Abonné Méfie-toi des Grecs, même quand ils vendent des salades!

Méfie-toi des Grecs, même quand ils vendent des salades!

Salade grecques et façade bleues et blanches : des artifices pour touristes


Méfie-toi des Grecs, même quand ils vendent des salades!
Santorin, Cyclades, Grèce. Santorin, en grec Σαντορίνη / Santoríni, aussi appelée Théra ou Thíra, Θήρα / Thíra, est une île de Grèce située en mer Égée. Elle est l'île la plus grande et la plus peuplée d'un petit archipel volcanique comprenant quatre autres îles, auquel on donne parfois son nom. Photo : Hannah Assouline.

Dans les Cyclades, les autochtones fourmillent d’idées pour inventer des traditions aux allures authentiques qui enchantent les touristes.


Les récentes mobilisations en Espagne contre les effets pervers du tourisme de masse ne devraient pas nous faire oublier que nous sommes à la fois des touristes en quête d’un dépaysement et des résidents bouleversés par des gens comme nous venus chercher leurs ailleurs « chez nous ». Cette dichotomie est l’une des grandes schizophrénies contemporaines, avec celle qui oppose en nous le citoyen (patriote économique) et le consommateur (qui veut des prix chinois). Or, dans les deux cas, les tensions s’exacerbent et le « deal » devient moins intéressant : le produit bon marché finit par nous coûter notre emploi et le tourisme de masse nous condamne à une double peine. Notre « chez nous » s’adapte aux touristes, avec ses logements et ses commerces, et notre « ailleurs » ressemble à un mélange de Carcassonne, des Baux-de-Provence et du Mont-Saint-Michel : des extensions d’aéroports dans un décor de cinéma. Pourtant, si dans des ruelles truffées d’ateliers d’artistes et de restaurants « typiques » le caractère fabriqué de l’environnement dans lequel on traîne ses espadrilles n’échappe à personne, certains endroits nous semblent toujours authentiques. Ce n’est jamais qu’à moitié vrai : brutalement ou subtilement, le tourisme façonne, quoique pas toujours consciemment, tous les lieux visités de la planète. La Grèce en est un exemple parfait.

La salade grecque, un mythe

Quoi de plus grec que la salade grecque ? Quoi de plus authentique que les maisons blanc et bleu des Cyclades ? Pourtant, ces deux images, devenues des symboles de la Grèce, sont relativement récentes et leur histoire n’est que partiellement grecque. En réalité, il ne s’agit pas de traditions autochtones et millénaires, mais plutôt d’une « joint-venture » vieille de quelques décennies à peine entre les Grecs et leurs hôtes étrangers.

Dans le cas de la salade « typique » que les Grecs appellent « paysanne » (choriatiki), on rappellera l’arrivée très tardive de la tomate en Grèce et sa diffusion encore plus tardive dans les potagers. Ce « plat » n’a donc pas pu naître avant les années 1950. Même si des préparations estivales à base de crudités et de fromage ont sûrement existé auparavant, l’apparition d’un plat bien identifié avec une recette plus ou moins codifiée est intimement liée à l’arrivée du tourisme de masse dans les années 1960. C’est à partir de cette rencontre entre une offre locale, à laquelle les Grecs n’accordaient pas beaucoup d’importance, et des touristes, qui projetaient leurs attentes et leurs fantasmes sur cet objet culturel en devenir, qu’est apparue la « salade grecque ». Aux tomates, aux concombres, à l’oignon, à la feta et à l’huile d’olive il fallait ajouter des doses généreuses de représentations puisées dans l’imaginaire occidental de la Grèce : été, fraîcheur, simplicité, légèreté et proximité avec la nature.

Plus de chèvre dans les menus

Ce phénomène ne s’arrête pas à l’entrée. En visitant les Cyclades et surtout les îles très touristiques de Mykonos, Paros, Antiparos (70 % de résidences secondaires !) et bien sûr Santorin, on a l’impression que les cartes des restaurants ont toutes été élaborées par un office central du tourisme. Les plats préparés le plus souvent sur place à partir de produits frais sont excellents, mais l’uniformité interroge. Il faut parler avec les propriétaires ou découvrir un vieux panneau oublié dans un petit restaurant pour découvrir les exclus de la carte. Le meilleur exemple de cette épuration culinaire est la viande de caprin, chèvre et chevreau, de consommation assez courante jusqu’il y a une poignée de décennies. Depuis, la mondialisation (la filière n’est pas très rentable) et le tourisme (les Occidentaux n’en mangent plus depuis longtemps) l’ont fait pratiquement disparaître des menus. Si vous voulez déguster un bout de chèvre, il faut le commander quelques jours à l’avance.

Logiquement, la table n’est pas le seul espace anthropologique qui ait été refaçonné en quelques décennies par une négociation tacite entre autochtones et touristes. Il en va de même pour la carte postale grecque par excellence : les maisons blanc et bleu sur fond de mer azur. Si la mer est bleue depuis un bon bout de temps, les portes et les fenêtres des Cyclades ne le sont devenues que récemment, comme les murs d’une blancheur éclatante. En fouillant dans les affiches de promotion du tourisme et dans les cartes postales vintage, on découvre que ce code couleur date en réalité des années 1970. Ainsi, dans les années 1950-1960, l’île de Santorin affichait fièrement des murs jaunes, rouges, ocre, marron et d’autres couleurs qui surprendraient, voire décevraient les dizaines de milliers de voyageurs qui y débarquent désormais chaque année.

Le legs des colonels

Ces derniers seraient encore plus surpris à connaître l’histoire de cette uniformisation faite pour leurs beaux yeux. C’est le régime des colonels (1967-1974) qui a imposé les couleurs nationales à ces lieux de villégiatures, Santorin en tête, qui étaient les vitrines de la Grèce pour des millions de touristes, donc d’excellents moyens de fabriquer l’image du pays. À l’instar de Franco, les colonels grecs avaient compris que plus le soleil brille, moins on voit clair… Aujourd’hui encore, la crise grecque semble aussi lointaine de Paros ou Mykonos que de Paris ou Londres.

On peut se demander pourquoi, en 1974, les Grecs n’ont pas célébré leur liberté retrouvée, pots de peinture en main, en se livrant à une orgie de couleurs chaudes. C’est une preuve de la puissance du regard touristique. À peu près le même phénomène a abouti à la codification des costumes bretons : entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1830, plusieurs processus politiques et économiques ont rendu accessibles aux ruraux des articles vestimentaires auparavant réservés à une élite. Or, un regard folkloriste nouveau est alors porté sur cette province, notamment par certaines élites parisiennes. Gravures, daguerréotypes et photographies figent le phénomène et le codifient. Vers le milieu du xixe siècle, une mode relativement récente devient ainsi une tradition supposée remonter à la nuit du temps.

En bleu et blanc

Pour revenir aux Cyclades, l’intervention esthétique des colonels est arrivée au moment où la Grèce s’apprêtait à devenir – faute de mieux ? – une nation touristique. Quelques années ont suffi pour que voyagistes et voyageurs se forgent une image de la Grèce en blanc et bleu. Renouer avec l’authenticité impliquait le risque de heurter les attentes de touristes, qui arrivaient avec leur propre idée du village grec. La nouvelle authenticité s’est donc substituée à l’ancienne, à la satisfaction générale – sauf peut-être des marchands de couleurs.

Est-ce grave ? Peut-être, mais c’est inévitable. De même qu’en physique quantique, l’observateur change le phénomène qu’il observe, le touriste change profondément les lieux qu’il visite. Cependant, cela n’empêche pas les plus grands esprits non seulement de faire de la physique quantique, mais de se réunir dans des lieux hautement touristiques. Ainsi, les organisateurs de Cosmo-17 (The 21st Annual International Conference on Particle Physics and Cosmology), qui a eu lieu fin août à Paris, ont-ils pris soin d’orner leur site internet des clichés les plus clichés que l’on puisse trouver de la Ville lumière.

Septembre 2017 - #49

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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