J’ai ressenti la victoire du « Non » au référendum grec comme une petite victoire. « Petite » seulement, car les desseins de son initiateur, Alexis Tsípras, sont loin d’être clairs et il n’est pas exclu que l’on ait affaire à un jeune aventurier, un joueur de poker, un simple démagogue au sens où on l’entendait dans l’Attique de ses ancêtres. Certes, c’est une victoire quand même, un pied de nez à l’Eurogroupe, et les occasions de se réjouir ne sont pas légion. Cependant, et ce malgré le capital de sympathie que je réserve à la patrie de la philosophie, du théâtre et de la démocratie, j’ai quand même l’impression que la responsabilisation n’est pas l’aîné des soucis du côté grec.
On s’emploie à nous dire que les créanciers sont les premiers responsables du marasme. Je n’ai pas les compétences pour en juger et suis disposé à le croire sur parole. Mais on omet que la Grèce est entrée de bon cœur dans l’Union européenne, qu’elle avait plus à y gagner (au sens propre) qu’à y perdre, tout comme l’Espagne et le Portugal. On omet que tous les pays ayant rejoint la centrale d’achat européenne l’ont fait en tant que petites marques se rattachant à une plus grande marque afin, précisément, d’aguicher davantage les créanciers. On omet que les difficultés que la Grèce connaît actuellement découlent très largement de décisions prises par les représentants qu’elle s’est choisis. On omet surtout que cette dette, si elle n’est pas remboursée par la Grèce, le sera par les contribuables des États voisins qui, eux, n’y sont vraiment pour rien.
Alors quoi ? Effacer la dette grecque, purement et simplement ? La rogner substantiellement ? Soit, mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi les autres pays de l’Union n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à la même magnanimité ? Parce qu’ils sont un peu moins dans la mouise ? C’est vouloir faire du social avec un logiciel libéral dont tous les dirigeants européens connaissaient la logique, et qu’une bonne partie des peuples administrés ont longtemps soutenu dans l’espoir d’un retour sur investissement. Sans compter que chaque dette résorbée repartira de plus belle dans la logique marchande à laquelle nous consentons, toutes et tous, quotidiennement. Une réflexion crédible sur l’idée de dette ne peut aller sans s’interroger sur nos modes de vie, sur nos mentalités d’ayants droit et sur la façon dont les régimes politiques locaux s’en trouvent déréglés, avilis même, au bénéfice de structures boutiquières telles que l’Union européenne.
En politique, l’idée de dette n’a pas la même portée qu’en économie. En tant que citoyen français, je contracte dès ma naissance une dette inextinguible à l’égard de mes devanciers, dette qui se double d’une responsabilité à l’égard de mes successeurs. Une continuité culturelle, ancrée sur le territoire, magnifiquement résumée par la fameuse formule que Renan adressait à nos ancêtres : « nous sommes ce que vous fûtes, nous serons ce que vous êtes ». Ces égards sont hors de portée de la logique des droits de l’homme, sourde aussi bien aux droits des morts qu’aux droits des non-nés. Ils ne peuvent être que le fruit d’un sentiment d’appartenance que j’ai tenté de vivifier dans Le Miroir des peuples, et qui renvoie directement à l’idée de souveraineté. Notre communauté politique n’est pas l’Europe, c’est la France, de même que celle des Grecs est la Grèce. Et si chaque peuple peut se montrer fier de sa communauté politique – en d’autres termes de la nation qu’il cristallise momentanément – c’est parce qu’il a en partage des choses autrement plus profondes et valeureuses qu’une monnaie de singe.
Dans un sketch de quelques secondes, Christophe Barbier de L’Express, l’homme à l’écharpe rouge, venait ces jours-ci nous dire textuellement que quitter l’euro et le laisser mourir, c’est tuer l’Europe, et tuer l’Europe, c’est revenir à la nation, donc au nationalisme qui mène tout droit à la guerre. Au passage, il avoue que la monnaie est seul bien partagé, ce qui laisse à désirer. C’est avec ce genre de sophismes que des gens qui passent leur temps à voyager confortablement et à dîner grassement avec des notables aux mêmes idées qu’eux prospèrent sur les peurs suscitées. Le bouseux a une sainte horreur de Bruxelles, mais comme c’est à lui que l’on fera appel en premier en cas de guerre – et pas aux notables en question – on espère ainsi le voir courber l’échine et accepter sans broncher la standardisation de la tomate. En prime, Barbier nous gratine des conseils de Valéry Giscard d’Estaing, un homme qui fut président de la République au siècle dernier et qui n’a pas peu fait pour dissoudre, et sa fonction, et son pays. Que du beau monde dévoué à la cause européenne !
Tous ces gens nous parlent de l’urgence d’une « politique économique » au niveau européen. D’un point de vue sémantique, cela revient à admettre qu’il ne peut y avoir d’économie sans politique. Or, l’étymologie du terme nous révèle qu’il ne peut non plus y avoir de politique excédant les frontières d’une communauté de langue, relativement homogène. C’est au sein de celle-ci, et uniquement en son sein, que peut se déployer la possibilité démocratique ; on est loin de la Babel européenne. Les Grecs sont (historiquement) bien placés pour le savoir et il est légitime qu’ils pleurent leur souveraineté perdue. Mais sous la bannière de Syriza, ce n’est pas ce qu’ils font. Alexis Tsípras n’a rien contre l’Europe, bien au contraire, il compte plus que jamais sur elle. L’Europe a besoin des Grecs pour gonfler les contingents de producteurs-consommateurs à aligner face aux grandes puissances économiques mondiales. Tsípras négocie simplement l’appui des troupes grecques contre une action sociale que lui-même se sent incapable de mener à l’échelle nationale. Ce qui l’anime n’est pas la nécessaire reconquête de souveraineté, mais l’allergie générale à l’idée d’austérité, bémol à la société de consommation.
Après le récent référendum, le peuple grec passe pour la tête de pont du grand mouvement de libération des nations européennes du joug technocratique qui les enserre. Si cette initiative était forcément la bienvenue, a fortiori par la victoire du Non, elle ne doit pas cacher que la question posée était étrangère aux vœux conjoints de souveraineté et de responsabilité. C’est un camouflet infligé à Bruxelles, une mobilisation populaire qui fait chaud au cœur et à l’âme, mais un événement dénué, pour l’instant, de la moindre ambition politique. Attendons la suite.
*Photo: Giannis Papanikos/AP/SIPA. AP21762476_000052.
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