Ellas, mille fois Ellas


Ellas, mille fois Ellas

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Entre la Grèce et moi, c’est tout de même une vieille histoire d’amour. Bientôt trente ans, avec une prédilection de plus en plus marquée pour les Cyclades. Cela ne fait pas de moi Jacques Lacarrière, bien entendu, juste un touriste amoureux, un voyageur sentimental qui fantasme sa disparition définitive en regardant la seule fenêtre allumée d’un immeuble du Pirée à l’aube.

À 20 ans, je pensais déjà que chaque homme a deux patries, la sienne et la Grèce. Alors, pour moi, le débat sur les racines de l’Europe s’est vite résumé assez simplement : les racines de l’Europe sont grecques, même si on est allemand. Hölderlin vous l’expliquerait mieux que moi ou que Wolfgang Schaüble. Et Giscard l’avait compris dès 1981 : « On ne laisse pas Platon aux portes de l’Europe. » Un sacré utopiste, Giscard, dans son genre. Il voulait que l’Europe ait une ambition politique, une âme pour tout dire. J’étais déjà communiste, donc internationaliste. Tout ce qui pouvait rapprocher les peuples me semblait bon. L’UE, qu’on appelait encore la CEE, serait ce qu’on en ferait. Berlinguer, le secrétaire général du PCI, ne parlait-il pas d’eurocommunisme depuis les années 70 ? En matière de communisme, déjà, je n’étais pas très orthodoxe. Et de plus d’une naïveté confondante qui ne m’a pas quitté et me fait remonter au créneau à 50 piges et mèche dès que la gauche essaie vraiment quelque chose quelque part. À plus forte raison en Grèce, donc.

La Grèce est la Mecque de ceux qui, durant toutes leurs études, ont risqué la scoliose à cause du poids du Bailly dans leur cartable. Pourtant, j’ai oublié mes « humanités » pour goûter un art de vivre qui me convient de plus en plus. Surtout quand je le compare avec la violence compétitive du Nord. J’entends le nord de l’Europe, ce club hanséatique qui a puni le 13 juillet la Grèce au-delà de toute rationalité économique, comme l’a reconnu DSK lui-même, c’est dire…[access capability= »lire_inedits »] N’ai-je pas lu sous sa plume, cet été, à l’ombre d’un tamaris de Naxos, que cette logique punitive, désastreuse pour l’image de l’Union européenne, tenait d’abord au désir de l’Allemagne de remporter « une victoire idéologique sur un gouvernement d’extrême gauche ». Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a, en plus, un mélange de frustration, d’envie et de mépris de pays protestants pour des pays catholiques ou orthodoxes comme la Grèce qui ne font pas du travail une valeur cardinale et même, considèrent ce travail comme une malédiction consécutive à l’expulsion du jardin d’Éden. Savoir ne rien faire est pourtant une preuve d’extrême civilisation – la vieille histoire de l’otium, le loisir fécond, qui s’oppose au negotium, qui est, pour aller vite, le monde des affaires. Et aussi d’une extrême sagesse, comme celle qui consiste à faire tourner son komboloï à la terrasse d’un kafénéion sans connexion wifi – ce qui évite la compagnie des geeks en short – en regardant la mer puisque, pour paraphraser Chateaubriand, « en Grèce rien ne change, sauf la mer qui change toujours ».

Ce tropisme grec qui est le mien, au point de vouloir faire une fin là-bas, j’ai pu voir qu’il était largement partagé, par exemple par ce jeune retraité originaire de Vannes. Nous avons lié connaissance devant le marchand de journaux de Parikia, la capitale de Paros. Il venait de passer sa première année entière dans l’île. Rien ne lui manquait de la France. On a pris tous les deux un café grec (qui est en fait un café turc mais il faut éviter de le dire pour ne pas créer un incident diplomatique) pendant que nos femmes faisaient le marché[1. Je suis conscient que cette version moderne de « Liliane, fais les valises » va me valoir de multiples procès en machisme.]. Il louait à l’année une maison avec deux chambres dans le Kastro pour 400 euros par mois. Ses moyens lui auraient permis d’en acheter une, mais il m’a raconté qu’il arrive que des étrangers acquièrent une maison, la retapent et que soudain, au bout d’un certain temps, quelqu’un apparaisse et dise : « C’est à moi. »

J’ai parlé de cette histoire à mon logeur depuis six ans, Georges, un Franco-Grec qui a fait ses études au lycée français d’Athènes. Il dirige une entreprise qui fait tourner trois catamarans pour des croisières de luxe avec skipper. Il connaît, me dit-il, cette « légende urbaine ». Elle est due à cette fameuse absence de cadastre qui pose certes des problèmes, mais pas ceux-là. En fait, cela remonte au début du siècle, quand il y eut une importante émigration aux USA et que des terres furent laissées en friche. Des paysans pauvres les ont alors cultivées pour survivre, mais les descendants des propriétaires sont parfois revenus des décennies plus tard et ont réclamé ce qui était à eux. La plupart du temps, la justice leur a donné tort, arguant que la terre était à celui qui la travaillait.

On a beaucoup parlé avec Georges, l’air de rien, sous les citronniers de son jardin, autour du Sillogi de Moraïtis, le principal vigneron de l’île. Signalons que, crise ou pas crise, le Sillogi de Moraïtis en blanc ou en rouge est « organiko », que c’est du vin naturel, donc. Cela est la preuve, je trouve, des efforts de la Grèce pour devenir une nation bobo comme les autres. Les années précédentes, Georges et moi avions des conversations purement mondaines, on constatait que ses trois garçons, qui repartent dès septembre en France avec leur mère pour l’année scolaire, avaient grandi depuis la dernière fois, ou bien on parlait de la météo, ce qui va assez vite puisqu’il fait toujours beau.

Mais cette année, il était difficile de faire comme si rien n’avait eu lieu. Entre la victoire de Syriza le 25 janvier, les négociations interminables, le référendum du 5 juillet suivi de la reddition sans conditions de Tsipras la semaine suivante, la conversation est forcément devenue plus politique même si, par une prudence mêlée de courtoisie, ni l’un ni l’autre n’avons dévoilé explicitement « d’où nous parlions ». Je n’ai pu que laisser transparaître de manière très diplomatique mon enthousiasme pour la première victoire d’un gouvernement de gauche de la gauche en Europe, au point que nous étions réunis avec les copains, comme lors des grands matchs de foot ou des élections en France, pour une de ces soirées arrosées avec assaut d’hyperboles, d’approximations et de mauvaise foi, ce qui nous fait toujours un bien fou. Je ne lui ai pas raconté non plus l’espèce d’exaltation ressentie quand Tsipras a largement gagné le référendum malgré une propagande hallucinante pour le « oui ». Bonheur au carré, voire au cube : la gauche de la gauche, la Grèce, le retour du politique… Ni la gueule de bois féroce du 13 juillet quand Tsipras a cédé sur toute la ligne.

Georges, de même, a pris des précautions oratoires pour dire que la seule chose qu’il reconnaissait à Syriza, c’était d’avoir essayé, mais que ces gens étaient des idéalistes et que les idéalistes en politique, ça ne marchait jamais. Il m’a dit aussi qu’en 2005, chose étonnante, c’était un gouvernement conservateur, celui de Caramanlis, qui avait voulu casser le « diaploki ». Ce mot désigne le système qui permet aux oligarques de posséder des grandes entreprises, notamment dans le BTP, le sport ou le transport maritime, qu’ils adossent à des groupes de presse et des chaînes de télé, le tout mis au service d’un parti. Malicieusement, il a ajouté qu’on pouvait même trouver des oligarques anciens du KKE[2. Parti communiste grec « maintenu » qui refuse toute alliance avec les « sociaux-démocrates » de Syriza.]. En 2005, les oligarques avaient poursuivi Caramanlis pour entrave à la libre entreprise devant les instances européennes, qui leur avaient donné raison. Conclusion de Georges : « Je suis profondément européen, je suis bien placé pour savoir à quel point la Grèce est bureaucratique, clientéliste et qu’il est difficile d’y entreprendre, mais il faut reconnaître que les Européens n’ont pas toujours été très clairs avec nous. »

Stella et Collins, une Grecque et un Anglais, vivent à Paros depuis vingt ans. Ils tiennent un bar de nuit dans la rue principale du Kastro qui sert des mojitos coriaces. Ils animent, durant l’hiver, pas mal d’associations culturelles. Stella enseigne le grec moderne aux nouveaux habitants de Paros. Elle me demande quand je m’y mets. Ils m’apprennent que le « non » a fait de meilleurs scores dans les Cyclades que sur le continent. Sans doute parce que la troïka exige d’en finir avec la TVA réduite pour les îles. Mais il y a aussi la pauvreté, cachée à l’écart des zones touristiques, dans des villages qui n’ont rien de cartes postales. « Eux, à part les organes, on ne peut plus rien leur retirer. » Stella dixit.

À une centaine de mètres de chez Stella et Collins, en dessous du commissariat, la permanence de Syriza pour Paros et Antiparos, qui n’existait pas l’année dernière, est fermée. À travers la vitrine, l’intérieur oscille entre l’austère et le miteux. On distingue une grande affiche du PCF. J’imagine une permanence de Syriza à Parikia, ce serait un peu comme une permanence du Front de gauche à La Baule ou à Saint-Trop’. C’est à ce genre de détails qu’on sent qu’il s’est passé quelque chose en Grèce.

La presse arrive en général à Paros par le ferry de midi et elle date de la veille. Les journaux français sont déjà les plus chers d’Europe mais, avec la surtaxe de la vente à l’étranger, ils deviennent carrément un luxe. Pour le prix du Monde, de Libé et d’Aujourd’hui, vous pouvez vous payer un repas dans une taverne. Et puis l’information ça vieillit vite, beaucoup plus vite que ces nonagénaires charmantes qui grimpent dans des ruelles à couper le souffle et qui parlent un français délicieux et suranné appris chez les Ursulines de Naxos. Cette école a disparu aujourd’hui, comme La Tribune hellénique, journal grec de langue française, que l’on trouvait dans les kiosques jusque dans les années 80.

Si, en France, toutes les femmes s’appellent Catherine, en Grèce, tous les hommes s’appellent Georges. Le second Georges de ma connaissance tient une taverne à Lefkès. Lefkès, l’ancienne capitale de l’île, dans la montagne, est le joyau de Paros. On mange très bien le soir chez le second Georges dans une cour couverte de lauriers-roses qui donne sur une rue escarpée. L’adresse m’a été donnée par le premier Georges, en 2010. La clientèle était alors grecque pour l’essentiel, mais des Grecs aisés qui venaient d’Athènes. D’année en année, ils se sont faits plus rares, au point que ce soir, il n’y a plus que des Français et des Italiens. Le second Georges a 68 ans, il a longtemps été marin, ce qui pour un Grec confine au pléonasme. Il aimerait bien prendre sa retraite. Comme nous sommes les derniers clients, il s’est installé à notre table en nous offrant une souma (qui ressemble à la grappa). Chez lui, pas de surgelés, on cuisine vraiment et il se fournit auprès des fermiers et des maraîchers de l’île qui n’accepte que de l’argent liquide. Avec les retraits limités à 60 euros par jour, c’est devenu compliqué de régler les factures. Mais il n’en veut pas à Syriza. Comme le premier Georges et beaucoup d’autres Grecs, il leur reconnaît le mérite d’avoir essayé et surtout d’être honnêtes. Il croit à un Grexit à l’automne, comme Stella, et il voudrait que son fils, qui l’aide à la taverne le temps des vacances avant de retourner à Athènes faire sa dernière année en fac de marketing, parte tenter sa chance ailleurs. Le fils nous explique dans un anglais parfait qu’il hésite. Il dispose d’un passeport australien et j’apprends ainsi au passage que Melbourne est l’une des plus grandes villes grecques du monde. Mais il a aussi envie de se battre ici et maintenant. On admettra que l’on trouve rarement des communistes chez les étudiants en marketing, pourtant il a voté Syriza en janvier et « non » au référendum du 5 juillet. Il reconnaît aisément, en même temps, qu’il est attaché à l’Europe et à l’euro, comme 80 % des Grecs. « C’est nous qui avons mis Tsipras dans une situation schizophrénique parce que nous sommes schizophrènes. Et dire que nous avons inventé la logique ! »

Je me souviens alors d’un groupe d’étudiants en lettres rencontrés quelques jours plus tôt. Grâce à eux, nous avons pu visiter la citadelle vénitienne de Chora car ils savaient que la clé pour y entrer se trouve dans un restaurant, ce qu’aucun guide ne précise. Ils étaient bien plus radicaux que le fils du second Georges, la preuve, ils portaient des catogans, des dreadlocks et même des badges anarchistes. Bref, on aurait dit des zadistes bien de chez nous, sauf que leur ZAD à eux, c’était toute la Grèce. Ils en voulaient à Tsipras, mais Varoufakis (le ministre des finances qui a démissionné) était leur grand homme du moment. Ils étaient étonnés que je sois allé à la manif du 15 juillet. Des touristes à une manif ? J’aurais préféré qu’ils me prennent pour Malraux ou Hemingway, mais même moi je n’y aurais pas cru.

Le 15 juillet, c’était le jour de notre arrivée. Ce jour-là, Tsipras retournait devant le Parlement pour faire voter le premier train de mesures imposées par les créanciers. Du Pirée, où nous avions pris nos quartiers pour la nuit, la meilleure solution, pour se rendre à la manif qui commençait vers 19 heures sur la place Syntagma, aurait été le métro, mais voilà, il était fermé. Pas pour cause de grève. Bouclé par la police. Alors, un taxi nous a arrêtés devant la porte d’Hadrien et on a marché. On a croisé les policiers antiémeute, particulièrement détestés, que Tsipras avait promis de dissoudre, comme me l’a indiqué un vieux monsieur très bien mis avant de mimer un pistolet sur sa tempe : « Démocratie, boum, boum ! » Je me suis avisé que c’était ma première manif à l’étranger. Devant le Parlement, où les députés débattaient toujours dans une atmosphère proprement tragique puisque toutes les solutions seraient mauvaises, acceptation humiliante ou sortie catastrophique de l’euro, les evzones (membres de la Garde présidentielle) paradaient toujours, à l’abri des forces antiémeute qui faisaient face à toute une galaxie de groupuscules d’extrême gauche et d’anarchistes dont certains, déjà cagoulés, portaient la tenue des Black Blocks. À moins de cinquante mètres, les fenêtres du plus grand palace d’Athènes, l’hôtel Grande-Bretagne (en français dans le texte), offraient un point de vue imprenable. Le gros de la manif, organisée par le PAME qui est le front syndical unifié du KKE, défilait sur une autre avenue. Le cortège, qui comptait plusieurs dizaines de milliers de personnes, était plus familial. Et plus âgé. Parfois, L’Internationale partait en grec. L’avantage, avec L’Internationale, c’est qu’on en comprend les paroles dans toutes les langues de la terre. Comme le Notre Père, finalement. Alors que la nuit tombait, l’atmosphère était à l’amertume parce qu’il était évident que les seuls à manifester avaient été le KKE et les gauchistes, que le reste de l’électorat, y compris celui de Syriza, était tétanisé ou résigné. On a eu le temps d’apercevoir un camion de télévision en flammes et d’avoir les yeux qui piquaient à cause des lacrymos puisque, devant le Parlement, l’affrontement programmé avait lieu et que les anarchistes, comme d’habitude, se consolaient dans l’émeute.

Il pourrait y avoir dans mon goût pour le mode de vie grec une erreur de perspective : finalement, je ne vis pas en Grèce. Et dès qu’on s’éloigne des villages Potemkine que sont les zones touristiques, on comprend que ce pays traverse une crise humanitaire. Mais peut-être que j’y projette mon inépuisable désir d’utopie : le farniente comme fin de l’Histoire dans un communisme selon mon cœur qui pourrait être à la fois poétique, sexy et balnéaire. Tiens, cette année, ces filles rieuses en minishort, avec un profil de 20 ou 25 siècles, qui s’interpelaient joyeusement en remettant à la mode le hula hoop, près d’un cimetière perché au-dessus de la mer, m’ont donné une idée assez précise du bonheur. Elles m’ont aussi rappelé les premiers mots de L’Espace de l’Égée (L’Échoppe, 2015), du grand Odysseus Elytis : « Devant la crête de l’île de Serifos, quand monte le soleil, toutes les grandes théories du monde échouent dans leur mise à feu. »[/access]

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*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21796361_000001.

Septembre 2015 #27

Article extrait du Magazine Causeur



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