Les commentaires tant des hommes politiques français que de la grande presse à la perspective du référendum grec et de ses suites ont, depuis quelque jours , perdu toute mesure. Tous annoncent le pire à ce pays en cas de retrait de l’euro : « la Grèce danse au bord du ravin »( François Bayrou). « Si c’est le non qui l’emporte, on rentrera dans une forme d’inconnu. » (François Hollande). Tsipras « joue avec le feu » (Alain Juppé). Les manchettes multiplient les alarmes emphatiques : la Grèce au bord du gouffre, la Grèce au bord du précipice.
La procédure du référendum est vilipendée : il est « illégal » (Christine Lagarde) ; il est un « leurre », une « mascarade », un « dangereux coup de poker», un « piètre chantage », voire un aveu de « faiblesse politique » de la part d’Alexis Tsipras. « Ce n’est pas ainsi que l’Europe doit fonctionner ».
Par parenthèse, que l’Europe ne doive pas fonctionner en consultant les peuples, on le savait déjà depuis que Juncker nous avait avertis : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens.»
Le grand responsable pointé du doigt, c’est bien sûr Alexis Tsipras et son gouvernement : « Qui a quitté la réunion des ministres des Finances, si ce n’est le ministre des Finances grec ? Qui a refusé toutes les propositions qui lui ont été faites ? Voilà le premier résultat d’une politique irresponsable. » (Nicolas Sarkozy)
Bref, on dénonce « l’incompétence, l’irresponsabilité, voire la malhonnêteté de Syriza ». « L’appel au peuple de Tsipras n’est qu’un « coup » politique camouflé sous le masque de la démocratie directe » destiné à masquer « le vide abyssal du projet politique de Tsipras ». « Le référendum convoqué par Alexis Tsipras dévoie la démocratie ».
Certains appellent carrément à renverser le gouvernement grec, qui vient pourtant d’être régulièrement élu. Les dirigeants européens « ne peuvent pas abandonner les Grecs à leur triste gouvernement ». « Les Grecs méritent mieux que Tsipras et ses alliés. Comme ils n’avaient pas hier mérité les colonels. »
Or, proclament les matamores de la défense de l’euro : « face à des maîtres chanteurs, seule la fermeté paye ». Puisque le recours au peuple est un coup d’état, certains suggèrent dans une démarche véritablement orwellienne, de défendre la démocratie en instaurant une dictature : « il faudra alors penser à une tutelle, une vraie tutelle des seize autres de la zone euro. […] Et quand on dit les seize, on pense bien sûr à la France et à l’Allemagne. » : « iI faudra que de l’extérieur, de Paris, de Berlin, viennent les instruments, viennent les hommes, viennent les méthodes pour remettre la Grèce dans le bon sens.»
Avant de voir ce que signifie cette panique , on rappellera quelques vérités élémentaires : le retrait de la Grèce de l’euro permettra une dévaluation et donc une meilleurs compétitivité. Au vu des expériences analogues des cinquante dernières années, ce retrait s’avérerait certainement positif pour la Grèce. Dans les tous premiers moins certes, le niveau de vie populaire serait encore amputé du fait de la hausse des prix importés, mais les coûts de production aussi, ce qui rend possible un redémarrage de l’économie.
L’austérité sans dévaluation est sans espoir; l’austérité qui découle de la dévaluation s’accompagne d’espoir. Le FMI s’avise que la déflation imposée par l’Europe à la Grèce a fait beaucoup plus de mal que prévu à la Grèce. Il était temps ! Comment ne pas douter en effet de l’intérêt d’une politique qui a déjà entraîné une baisse du PIB de 35 % ? À supposer que cette politique ait finalement des effets positifs, ce qui reste à prouver, combien de temps aura été perdu ? Les « Trente glorieuses » où l’Europe au sortir de la guerre, s’est si magnifiquement reconstruite se sont accompagnées, de déficit, d’endettement, d’inflation. Toute croissance, quoi que pensent les dogmatiques de l’orthodoxie monétaire qui gouvernent la zone euro, se fait à la va comme je te pousse. Si le dogmatisme utopique qui règne aujourd’hui dans la zone euro, avait été appliqué après la guerre, l’Europe ne se serait tout simplement jamais reconstruite !
De nouveaux crédits, des abandons de créance et en contrepartie, de nouvelles « réformes » : est ce là une démarche économique rationnelle ? Jusqu’à quel point ne s’agit-il pas plutôt d’une démarche punitive, pénitentielle: on aide les pauvres soit, mais en contrepartie, il faut qu’ils souffrent !
Et où serait la vraie catastrophe pour la Grèce ? Si elle ne sort pas de la zone euro, quelque plan qu’on lui applique, quelque étalement de la dette qu’on lui accorde, la cause profonde du mal demeurera : le manque de compétitivité; il ne ferait même que s’aggraver et la crise que nous connaissons se produira à nouveau dans deux ou trois mois.
Alors pourquoi cette fureur, pourquoi ces prophéties apocalyptiques contraires à la plus élémentaire rationalité économique? Comment ne pas soupçonner dans cette affaire, l’effet non de la raison mais de l’idéologie ? Partout où l’idéologie règne, l’anathème se substitue au débat, la rage, la vindicte accablent les opposants ou ceux qui font obstacle à l’application du dogme. « C’est même à cela qu’on la reconnaît » aurait dit Michel Audiard !
Si la monnaie unique constituait seulement un club, destiné à l’utilité mutuelle de ses membres, une coopération que nous appellerons naturelle, le fait qu’ un membre veuille se retirer ne serait pas un drame. Or il est clair que nous nous trouvons dans une autre logique: un projet prométhéen destiné à dépasser la condition humaine, jusque là dominée, au moins en Europe par ces fléaux supposés que sont l’éclatement monétaire et les pluralités nationales. Un projet qui préfigure peut-être une monnaie mondiale. Ce projet est si sublime qu’il ne saurait être qu’irréversible ; le retrait d’un seul pays le remet donc entièrement en cause. « L’exclusion d’un pays membre peut avoir des conséquences d’une gravité que personne ne peut vraiment appréhender », dit un éditorialiste.
Nous avons là la réponse à une autre question fondamentale ! À quoi va conduire le défaut ou le retrait de la Grèce ?
Dès lors que l’euro est une construction de type idéologique, analogue au communisme d’autrefois, il est soumis au principe, largement invoqué par les partisans du oui au traité constitutionnel : le véhicule européen a une marche avant mais pas de marche arrière; comme la bicyclette, la construction européenne, si elle n’avance pas, chute. On peut aussi dire qu’elle suit le principe du château de cartes : une seule carte ôtée et l’édifice s’effondre, ce qui ne serait pas le cas d’une construction fondée non sur une chimère mais sur les réalités, comme par exemple une entreprise dont un actionnaire peut toujours se retirer sans remettre en cause son existence.
Perdre le contrôle d’un seul pays fut fatal à l’URSS; il en est de même pour l’Union européenne et de son étage supérieur, la zone euro. C’est parce qu’ils sentent très bien tout cela que les commentateurs, presque tous partisans de l’euro, perdent leur sang-froid : ils savent que la sortie d’un seul membre qui ne représente pourtant que 2 % du PIB européen remettrait en cause l’ensemble de l’édifice.
Alexis Tsipras lui-même le reconnaît : « L’absence d’accord sur la Grèce signifierait « le début de la fin » pour la zone euro », surtout si les autres pays en difficulté découvrent six mois après, que, comme c’est à peu près certain, la Grèce, contrairement aux pronostics apocalyptiques, se porte mieux.
L’éclatement de l’euro entrainerait-il dans sa chute l’ensemble de la construction européenne ? Sûrement pas s’agissant des coopérations classiques conçues en dehors de Bruxelles, comme la coopération aéronautique ou spatiale. Mais pour ce qui dépend de la machine de Bruxelles, il est clair que ceux-là même qui lui sont le plus attachés craignent le pire . Et il se pourrait, pour les raisons que nous avons dites, qu’ils aient raison.
À partir de là, nous comprenons l’absence de mesure des commentateurs : si l’euro éclate et si l’Europe de Bruxelles s’effondre, c’est toute leur crédibilité qui se trouve anéantie. D’un seul coup la classe politique actuelle se trouvera périmée. Périmée comme un billet de cinquante euros si l’euro n’a plus cours ! L’euro n’est pas un élément de politique économique parmi d’autres. Il est, depuis trente ans, le paradigme indépassable, l’horizon obligé de toutes les politiques continentales. L’ensemble de la classe politique, au moins pour ce qui est des partis de gouvernement, a vécu entièrement dans cet horizon, sans jamais chercher à imaginer que cette entreprise pourrait ne plus fonctionner. D’ailleurs tout homme politique qui aurait posé la question se serait disqualifié. Comme les animaux programmés pour vivre dans un certain milieu, nos gouvernants se trouveront complètement déphasés si ce milieu change. Ils devront sans doute laisser la place à d’autres. Et ils le savent.
Le problème pour eux serait encore simple s’il ne s’agissait que de Tsipras. Mais tout le monde sait que derrière les foucades du Premier ministre grec, se trouvent les lois inexorables de l’économie, derrière le cas grec, la force des choses.
*Photo : Petros Giannakouris/AP/SIPA. AP21760145_00006.
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