Depuis le « non » grec au plan d’austérité des créanciers de la Grèce, les eurosceptiques savourent une victoire qualifiée d’historique. Çà et là, on loue le courage des Grecs et certains rappellent même avec émotion que le pays qui vient de donner une leçon de démocratie fut aussi celui qui, jadis, inventa la démocratie. Mais qu’a-t-on demandé aux Grecs ? De se prononcer sur un plan d’austérité… Rien de plus. Et l’Europe serait sauvée du naufrage néolibéral ? C’est aller un peu vite en besogne. C’est oublier surtout que dans l’Union européenne, le référendum n’a jamais eu la vertu démocratique qu’on lui prête. Les Grecs ont rejeté le plan d’austérité, un autre plan leur sera proposé avec quelques ajustements de façade. Les créanciers seront contents et le camarade Tsipras aura sauvé la face. L’histoire de l’Union européenne est une vaste supercherie démocratique. L’oublier, c’est prendre le risque de lendemains qui déchantent. La crise interminable dans laquelle est plongée l’Europe depuis 2008 est pourtant là pour nous le rappeler.
Souvenons-nous : le 2 juin 1992, le Danemark rejetait le Traité de Maastricht. Les Danois étaient alors vilipendés par toutes les bonnes âmes au service du projet européen. Pour les idéologues du marché unique, un refus, fut-il démocratique, est intolérable : consulter le peuple, d’accord, mais l’autoriser à refuser, sûrement pas ! Après quelques aménagements cosmétiques à la faveur des Danois, le traité était remis à suffrage le 18 mai 1993. Cette fois, le peuple danois avait compris la leçon et votait « oui » à 57% pour un traité qui était à peu de choses près celui qu’ils avaient rejeté un an plus tôt. Quant à la France, elle approuva le traité par un tout petit « oui », si timide qu’il déconcerta les dirigeants français. Sept ans plus tard, en 1999, refroidi par le refus danois et le timide « oui » français, le gouvernement français ratifiait le traité d’Amsterdam par voie parlementaire, sans consulter le peuple. Pourtant, ce traité procédait au transfert vers l’Union européenne de la gestion de dossiers majeurs tels que la santé, la sécurité ou l’immigration. En 2005, le temps avait fait son œuvre, les égarements populaires étaient oubliés et le référendum revenait à la mode. Jacques Chirac, président de la République, soumettait à référendum le projet de constitution européenne. C’était sans compter avec l’esprit frondeur des Français qui envoyaient un « non » franc et massif aux chantres du marché unique. Qu’importe ! En 2007, le traité de Lisbonne reprenait 98% du texte de 2005 et était ratifié en France par voie parlementaire. Si le peuple vote mal, il suffit de s’en passer.
Quel sera le destin du « non » grec ? Pas glorieux à en croire les propos de Yanis Varoufakis, ministre grec des Finances fraîchement débarqué par le camarade Tsipras. Au soir du référendum, il affirmait que le non sera « un outil qui servira à tendre une main coopérative à nos partenaires ». Le peuple grec réduit à un simple outil, mais lequel ? Un marteau pour enfoncer le clou de la démocratie ou un tournevis pour serrer la vis de l’austérité ? Après tout, on ne demandait pas au peuple de se prononcer sur l’essentiel, à savoir s’il voulait ou non sortir de l’euro. C’est pourtant la seule question qui mérite d’être posée. Il n’est pas difficile de comprendre que la zone euro n’est pas une « zone monétaire optimale » viable. En effet, les structures économiques des Etats sont trop différentes, la mobilité des facteurs de production n’est pas assurée (à part le capital) et il n’existe aucun mécanisme d’ajustement en cas de chocs asymétriques. Bref, tous les plans de sauvetages de la Grèce n’y feront rien, la zone euro ne fonctionne pas. Alors pourquoi s’obstiner à sauver le système ?
Peut-être pour sauver les banques, car c’est bien ce que s’efforcent de faire les gouvernements européens depuis la crise des subprimes en 2008. Quand Lehman Brothers fait faillite en 2008, les grandes banques sont entrainées dans la tourmente. Le risque d’une crise systémique majeure est réel et la plupart des Etats, dont la France, décide de refinancer les banques en s’endettant à leur place sur les marchés financiers. La dette de la France explose et passe de 68 % fin 2008 à 82% fin 2010, soit un accroissement de 274 milliards d’euros en 2 ans, l’équivalent du budget annuel de l’Etat français. Ainsi, le risque de faillite des banques est reporté sur les Etats. La seule issue pour des Etats déjà lourdement endettés consiste alors à augmenter massivement les impôts. Voilà comment le coût de la crise est transféré aux ménages alors que la responsabilité incombe aux banques ayant vendu des produits toxiques à leurs clients.
Au fond, le deal pourrait presque paraître acceptable puisqu’il a permis d’éviter une crise systémique majeure. Mais il suppose au moins une contrepartie de la part des cadres dirigeants des banques sauvées avec l’argent public. Or, pendant que les Etats européens se démènent avec une dette devenue insoutenable et que les citoyens voient leurs revenus s’éroder, les établissements bancaires retrouvent la santé et affichent des résultats insolents. Les salaires de leurs dirigeants ne baissent pas, certains en profitent même pour les augmenter. En 2014, Frédéric Oudéa, PDG de la Société Générale, voyait sa rémunération variable augmenter de 18%. En 2012, elle avait déjà augmenté de 75%. Au total, son salaire annuel avoisine les 3 millions d’euros. Il ne serait pourtant pas complétement absurde que des patrons dont la survie repose sur un appauvrissement des contribuables ne soient pas mieux rétribués qu’un haut fonctionnaire. A titre de comparaison, le Directeur général de la Caisse des Dépôts, grande entreprise publique, perçoit un salaire annuel brut de 350 000 euros. Etait-ce si indécent de demander aux responsables de la crise de se contenter de 350 000 euros par an ? Ceux qui ont tout perdu et ont vu leurs impôts augmenter apprécieront.
Le vote grec change-t-il la donne ? L’Europe va-t-elle soudain devenir une zone démocratique dans laquelle l’intérêt des peuples passerait avant les intérêts privés ? Seul le temps le dira. Mais les premières réactions de Tsipras laissent penser que non. Dès le lendemain du référendum, Tsipras s’est empressé d’afficher son souhait de trouver un nouvel accord avec ses créanciers. Et pour prouver sa bonne volonté, il a limogé son ministre des Finances, jugé trop arrogant par ces mêmes créanciers. Pas étonnant de la part d’un homme qui avait abandonné toutes ses promesses trois mois après son élection. La démocratie ne fait définitivement pas partie du bagage culturel de l’Union européenne. Quand le vote populaire est agité par un dirigeant, c’est en général pour l’instrumentaliser dans le rapport de force entre les Etats. C’est exactement ce que fait David Cameron lorsqu’il prévoit un référendum sur la sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne. Il s’agit d’être en position de force dans un système qui repose exclusivement sur la négociation interétatique. Si un accord est finalement trouvé entre la Grèce et ses créanciers, la farce grecque se poursuivra encore quelques semaines, peut-être quelques mois. Mais la zone euro n’étant pas une zone monétaire optimale, la sortie de l’euro paraît à terme inévitable. Et plus elle interviendra tard, plus elle se fera dans le désordre. Ses effets seront alors bien plus douloureux et la petite farce grecque d’Alexis Tsipras deviendra une véritable tragédie.
*Photo: /NEWSCOM/SIPA. SIPAUSA31352478_000466.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !