« J’ai toujours considéré qu’une monnaie unique devrait être et ne pouvait être que le parachèvement de la réalisation d’une Union Economique et que de ce point de vue la création de l’Euro a été prématurée » expliquait le défunt prix Nobel d’économie Maurice Allais en 2005. En effet, il est absurde de vouloir doter d’une même monnaie des pays qui disposent d’une économie structurellement différente en termes de productivité du travail et du capital. Ce qui arrive aujourd’hui était donc inscrit dans les fondations de la zone euro et il est illusoire de croire que l’on pourra, sans grave dysfonctionnement, faire coexister durablement des pays comme la Grèce aux côtés de l’Europe du Nord, garante d’une plus grande orthodoxie budgétaire. Le problème dépasse ici les seules considérations économiques ; il renvoie avant tout à des cultures radicalement différentes, des modes de vie et de travail qui diffèrent selon qu’on côtoie les rives de la mer baltique ou que l’on habite aux confins de la Méditerranée. C’est pourquoi, on est en droit de s’interroger sur le degré de légèreté qui a présidé à l’admission de la Grèce au sein de la zone euro en 2001.
Il est de bon ton, aujourd’hui, de critiquer la Grèce pour avoir largement profité du système européen, trafiqué ses comptes publics, menti à la commission européenne, pratiqué la fraude fiscale généralisée, le clientélisme politique, la fraude aux subventions européennes, l’embauche déraisonnable de fonctionnaires ou encore l’achat public de matériel militaire en grande quantité à ses créanciers (hélicoptères et frégates multi-missions à la France, sous-marins U-214 à l’Allemagne). Tout cela est vrai. Mais rien de cela n’aurait pu arriver sans le laxisme des hauts fonctionnaires européens qui ont laissé s’installer sans réagir une telle situation. Comme le soulignait Renaud Girard au Figaro, « de 2001 à 2009, la Grèce s’est littéralement goinfrée de prêts internationaux, car elle n’avait jamais, de son histoire, connu des taux d’intérêts aussi bas. La Commission et le Conseil européen ont agi comme une municipalité qui aurait confié un débit de boissons à un alcoolique ».
La sortie de la Grèce de la zone euro comporterait « un risque de chaos absolu » pour l’économiste Philippe Dessertine, dont les propos reflètent ici la panique générale de la classe politique et médiatique devant l’abandon du dogme de l’euro obligatoire. On retrouve ici le vocabulaire catastrophiste utilisé par tous les eurobéats à l’endroit d’une réalité qui contrarie le sens de l’histoire qu’ils avaient eux-mêmes assigné aux peuples européens. Car, pour eux, l’euro est beaucoup plus qu’une monnaie unique : elle est dotée d’une charge affective irrationnelle qui renvoie aux utopies progressistes de paix entre les peuples et d’effacement des frontières, en nous introduisant définitivement dans une mondialisation heureuse. D’où la crispation actuelle de la classe politique, droite et gauche confondues, autour d’un fétichisme de l’euro brocardé comme le veau d’or des temps modernes. Or, l’euro n’est qu’une monnaie au service du développement des échanges. Quand il n’est plus bénéfique pour un pays, il faut s’avoir s’en détacher.
Dans le cas actuel, on ne peut nier qu’une sortie de la Grèce de la zone l’euro entraînerait une nette dévaluation de la drachme ainsi qu’une perte du pouvoir d’achat des Grecs de 30% à 50% selon Gilles Carrez, mais elle obligerait, en contrepartie, la Grèce à effectuer un certain nombre de réformes sans qu’elles lui soient dictées de l’extérieur. Car si la Grèce reprend pleinement en main son destin, elle ne vivra plus sous perfusion européenne et devra trouver en elle seule les ressources morales, politiques, économiques et financières qui assureront son plein développement. À cet égard, la Grèce dispose de nombreux atouts : berceau de l’Europe, elle conserve de prestigieux vestiges de son antique civilisation, orgueil d’une identité nationale toujours bien présente, bénéficie d’une situation géographique privilégiée, aux confins de la Méditerranée et au carrefour de l’Europe et de l’Asie, d’une agriculture florissante qui explique l’importance du secteur agro-alimentaire, et est dotée d’une myriade d’îles dont le climat, la végétation et le relief suscitent l’admiration du monde entier et garantissent une très forte fréquentation touristique. Enfin, après une période de restructuration, la Grèce pourrait profiter d’une monnaie faible pour gagner des parts de marché à l’export.
Du côté européen, aucun scenario de chaos en perspective : la dette grecque, qui était principalement détenue par des établissements bancaires privés, a été transférée à partir de 2010 vers le Fonds européen de stabilité financière (FESF), devenu aujourd’hui le Mécanisme européen de stabilité (MES), si bien qu’elle est aujourd’hui à plus de 70% entre les mains de créanciers publics (le FMI à hauteur de 10%, mais surtout les États européens, directement ou par le biais du MES, ou bien encore la BCE) et qu’il n’y a donc aucun risque de contagion vers les banques privées européennes, comme cela pouvait être le cas en 2010. Le seul impact pour l’Europe concerne la dette publique de chaque pays européen qui augmentera au prorata de cette créance désormais insolvable et inscrite en perte au budget de chaque pays créancier, qui devra donc recapitaliser sur ses propres deniers une somme du même montant. Au final, c’est le contribuable qui paiera l’ardoise : d’abord celui d’outre-Rhin, puisque l’Allemagne détient une créance de 60 milliards d’euros, mais aussi le contribuable français, pour qui l’effort supplémentaire représente 40 milliards d’euros, soit 600 euros par Français, qui s’ajoute à la dette publique actuelle de 31 515 euros par habitant.
On a beau jeu de pleurer sur le sort des Grecs. Le peuple grec, bien sûr, mérite toute notre compassion, surtout qu’il n’est pas responsable de l’incurie de ses dirigeants. Mais qu’on n’aille pas donner des leçons d’égoïsme aux Européens qui ont déjà effacé 50% de la dette privée grecque en 2012, soit 100 milliards d’euros, et qui ne seront probablement jamais remboursés de leur créance actuelle ! Affirmer, comme le font certains en France, qu’il faudrait à nouveau restructurer voire annuler la dette grecque sans exiger de réformes significatives en contrepartie, relève d’un comportement totalement irresponsable. D’abord, c’est profondément injuste à l’égard des pays qui ont engagé des réformes courageuses – et parfois douloureuses –, sans jamais obtenir une restructuration de leur dette. Ensuite, c’est envoyer un très mauvais signal à l’endroit de pays, qui, comme la France, rechignent à assainir leurs finances publiques. Finalement, c’est donner une prime au laxisme au détriment des bons élèves. Il est vrai que la dette publique grecque, qui s’élève aujourd’hui à 320 milliards d’euros, soit 175% du PIB, est insoutenable et que l’on voit mal comment l’on pourrait continuer à maintenir les Grecs sous perfusion européenne. Il n’y a donc pas d’autre solution honorable que d’accompagner la Grèce vers une sortie de l’euro.
Le risque de contagion aux autres pays européens est, somme toute, assez limité, puisqu’au sein des « PIGS » (Portugal, Italie, Grèce et Espagne), particulièrement exposés, seule la Grèce n’a pas engagé de réformes significatives. En Italie, en Espagne comme au Portugal, les efforts consentis commencent à porter du fruit. De plus, ces pays ne voudront, en aucun cas, connaître le sort humiliant et douloureux de la Grèce.
Le dernier plan de réformes qu’a rejeté le gouvernement grec comportait des réformes que tout pays européen devrait adopter, s’agissant notamment du relèvement de l’âge de départ à la retraite. François Hollande ferait bien de mettre en œuvre, au sein de son propre gouvernement, des réformes qu’il tente mollement de proposer sur la scène internationale, laissant le leadership des négociations à Angela Merkel. Ainsi, la France, dont la dette s’élève aujourd’hui à 97,5% du PIB, éviterait de se retrouver un jour dans la même situation que la Grèce…
*Infographie : © AFP G. Handyside/J. Storey, jfs/pld/tsq
*Photo : Pixabay.com
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