Un économiste très introduit auprès du gouvernement grec[1. Jacques Sapir.] a vu en Alexis Tsipras un homme doué du courage d’Achille et de la ruse d’Ulysse qui avait réussi à prendre l’ascendant moral et politique sur les créanciers d’Athènes. C’était à la veille du round de négociations entamé le 22 juin pour trouver une issue à l’insolvabilité du pays que cinq années de plans de sauvetage successifs n’ont pas permis de surmonter. C’était sans compter avec la lassitude des interlocuteurs d’Athènes. La partie de poker menteur entre Athènes et ses créanciers a connu son instant de vérité les 27 et 28 juin, lorsque les deux parties ont dévoilé leurs ultimes cartes, Tsipras sous la forme d’un appel au peuple, convoqué pour un référendum le 5 juillet, afin d’approuver ou de rejeter les demandes des créanciers, ses interlocuteurs européens en excluant le ministre Varoufakis de l’eurogroupe convoqué à Bruxelles. Parallèlement, c’est assurément l’événement le plus lourd, la BCE a interrompu ses injections de monnaie dans les banques grecques rendues exsangues par les retraits sauvages de dépôts de leurs clients. Et puis, le 30 juin, la Grèce n’a pas respecté l’échéance d’un remboursement de son prêt auprès du FMI. L’invraisemblable, la sortie d’un membre de la zone euro, pourrait s’accomplir.[access capability= »lire_inedits »]
Avant d’envisager la suite des événements, il faut rappeler à partir de quelle décision cruciale, déjà oubliée, la Grèce et l’Europe ont abouti à cette impasse.
Le « coup de bonneteau » du 10 mai 2010
Trois mois après l’officialisation, en février 2010, du trucage des comptes publics grecs, la Commission européenne, la BCE et les États partenaires d’Athènes examinent les décisions à prendre sous le coup de l’urgence. Ils le font avec le concours technique et financier du FMI, appelé à l’aide entre-temps.
Il faut lever un préalable : la Grèce doit-elle sortir de l’euro pour recouvrer la compétitivité qui lui manque de façon criante ? Les économistes du FMI préconisent, de façon classique, de conjuguer dévaluation, impliquant une sortie de la Grèce de l’euro, et cure dosée d’austérité. Mais leur point de vue sera écarté sans débat. Il existe une face cachée de la catastrophe, tout du moins cachée au grand public. Les banques étrangères sont lourdement engagées sur les emprunts publics et privés du pays. Spécialement les banques françaises et allemandes, dont on découvrira qu’elles étaient surexposées sur la Grèce, l’Espagne et le Portugal, avec un total de 229 milliards d’euros pour les premières et 226 milliards d’euros pour les secondes. La dévaluation occasionnerait des pertes massives dans leurs comptes. Un nouveau Lehman Brothers pourrait s’ensuivre. C’est ce que disent sans ambages les banquiers concernés à leurs interlocuteurs publics dans les conciliabules secrets préalables au sommet du 10 mai 2010.
Ce sommet est dominé par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, dont le dévouement à la cause des banques ne saurait faire de doute. Il décide donc de sauver la Grèce au prix de prêts massifs qui viennent compenser les sommes qu’Athènes ne peut plus emprunter sur le marché. L’opération est claire : avec les sommes prêtées par les nouveaux créanciers publics, l’État grec va se libérer progressivement de ses dettes contractées auprès des créanciers privés. Elle est aujourd’hui menée à bien. L’essentiel des 317 milliards de dettes de l’État grec est logé dans les comptes des États partenaires, de la BCE et du FMI. Mission accomplie[2. Les créanciers étrangers se sont simultanément désengagés du marché de la dette privée.].
L’échec de la médecine appliquée depuis lors est avéré. En dépit d’un abandon d’un quart de la dette publique grecque, d’une baisse sensible des salaires des fonctionnaires (– 15 %) et des employés privés (– 30%), la Grèce n’est pas parvenue à se redresser. La chute vertigineuse de la production (– 26%) a démenti l’hypothèse d’un Greekovery, néologisme combinant « Greece » et « recovery ». Retenons l’essentiel : la dette de l’État grec est aujourd’hui supérieure, en proportion, à ce qu’elle était à la veille du sommet de 2010. Après cinq années d’odyssée économique et sociale, la Grèce était, en janvier dernier, au moment des législatives, plus loin que jamais de rentrer au port.
Les négociations ont capoté sur les retraites
Enfin Syriza vint. On pourrait résumer ainsi le sketch divertissant que les médias de gauche hexagonaux nous ont offert au lendemain du scrutin. L’Obs, Le Monde et Libé, tels les rois mages, se sont penchés alors sur le divin enfant incarné par Alexis Tsipras. Mais c’est là l’illustration de la schizophrénie de notre gauche qui cultive, toute honte bue, l’austérité néolibérale et la dépense keynésienne, qui est son contraire.
Les illusions se sont dissipées au fil des âpres négociations qui se sont poursuivies cinq mois durant jusqu’au clash de fin juin. Celles-ci ont achoppé sur différents points, dont celui de la réforme des retraites. La réforme des retraites résume l’inextricable situation dans laquelle Athènes s’est enfermé. Pendant la période bénie de croissance à crédit, les politiques ont accordé un régime dit de « pénibilité » à 600 professions permettant aux intéressés – taxis ou libraires par exemple – de partir à la retraite à 55 ans pour les hommes et 50 ans pour les femmes[3. Voir Michael Lewis, Boomerang, Éditions Sonatine, 2011.]. Ils ont accepté que les salariés du bas de l’échelle ne cotisent que quinze années durant. Pire encore : la réduction du nombre des fonctionnaires consentie par la Grèce à partir de 2012 a consisté pour l’essentiel à faire basculer nombre d’agents publics vers un régime de retraite anticipée, très favorable quand on sait que les salaires du public sont deux fois et demie égaux à ceux du privé ! Les régimes de retraite privés pèsent ainsi de manière écrasante sur l’économie et les finances collectives. Comme il n’est pas question de remettre sur le marché du travail les centaines de milliers de retraités concernés, il ne restait plus qu’à prélever des taxes et des cotisations supplémentaires comme le gouvernement Tsipras le proposait, pour protéger sa base électorale composée de fonctionnaires et de retraités[4. Renouant ainsi avec la tradition clientéliste du pays.], ou à tailler dans le montant des pensions de retraite comme le demandait le FMI, alarmé par les effets négatifs des prélèvements envisagés par le gouvernement d’Athènes. Les ultimes négociations ont échoué sur ce point.
Que pourrait-il se passer maintenant que les acteurs ont dévoilé leur jeu[5. Observons au passage que la France a disparu du concert européen, la baudruche présidentielle qui siège à l’Élysée ayant abandonné les commandes à Angela Merkel.]?
Tsipras veut faire porter aux Européens la responsabilité du défaut de paiement et de la sortie la zone euro qui devrait s’ensuivre. Il adopte par voie de conséquence la posture morale du dirigeant démocratiquement élu qui refuse « l’humiliation de son peuple ». Avec l’appui d’un certain Vladimir Poutine qui tente de renvoyer aux Européens le boomerang qu’ils lui ont lancé en déclenchant des sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Appliquant la théorie de « la discorde chez l’ennemi » chère au général de Gaulle, il a encouragé Tsipras à « résister », savourant à l’avance le désordre économique et financier qui pourrait résulter d’un défaut d’Athènes. C’est à Saint-Pétersbourg, dans le fief du président russe, que Tsipras a lancé son avant-dernière bravade : « Nous sommes un pays de marins accoutumés à affronter les tempêtes et n’avons pas peur de sillonner de lointains océans. »
Mais il veut aussi placer le système européen dans une situation de déni démocratique avoué. Le Premier ministre grec mène ainsi une bataille idéologique en plein cœur d’un imbroglio qui a atteint son paroxysme. Bataille idéologique dont il espère sans doute qu’elle aura des répercussions au-delà de la Grèce : au Portugal, en Espagne, en Italie.
Face à lui, Angela Merkel apparaît comme la seule qui pouvait concéder un compromis favorable à Athènes. Car la chancelière est déchirée entre deux impératifs politiques. Le premier est de ne pas ruiner son aura de grande dirigeante du Vieux Continent, en entérinant une faillite grecque synonyme d’échec de l’euro, voire du projet européen : elle cesserait d’incarner ce projet dont elle porte presque seule le poids depuis l’effacement de la France. Le second est de protéger son autre aura de défenseur intransigeant des intérêts de l’Allemagne auprès de son opinion publique. Or, c’est un point omis par les commentaires médiatiques, le Parlement allemand a demandé que la chancelière se range derrière le FMI ! Il lui aurait fallu outrepasser la volonté parlementaire, avec de grands risques politiques. Et Merkel a rejeté une ultime conciliation.
Une nouvelle odyssée pour la Grèce, une nouvelle ère d’incertitudes pour l’Europe
En attendant le référendum, le gouvernement d’Athènes et la Banque centrale de Grèce ont conjointement décidé une fermeture des banques jusqu’après le vote et un contrôle des capitaux. Arrêt du financement de la BCE d’un côté, contrôle des capitaux de l’autre, signifient pour les techniciens de la monnaie que la Grèce est sortie de facto de l’union monétaire et que le résultat du référendum n’importe plus.
S’il est vrai, il reste à savoir si le défaut grec, une fois acquis, exercera un effet de contagion sur les autres dettes sensibles de la zone euro, la portugaise, l’italienne ou l’espagnole. Les économistes qui ont voix au chapitre médiatique pensent que le risque systémique de 2010 est écarté. Mais ils n’en savent rien. Nous sommes entrés dans un territoire inexploré. Wait and see.[/access]
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