Avant, quand on voulait faire plier un pays qui ne se soumettait pas aux exigences du capitalisme, on organisait un putsch. Cela avait le mérite de la franchise et au moins, les choses était claires: le 11 septembre 1973, les chars de Pinochet entraient dans Santiago, le palais présidentiel de la Moneda était bombardé par des avions de combat et Allende mourait les armes à la main après un ultime discours bouleversant.
Chacun pouvait se faire une idée de la brutalité de la chose, même sans connaître tous les tenants et les aboutissants: les chiffres les plus modérés estiment à trois cents le nombre de disparus dans les deux semaines qui suivirent le putsch et à dix fois plus sur la période où la junte te militaire exerça le pouvoir. On ne parle évidemment pas des partis et des syndicats interdits et de la fin de la liberté de la presse.
Il y eut des gens pour approuver à l’époque comme il y a des gens pour approuver ce que l’on fait subir à la Grèce. Après tout, les USA n’allaient pas laisser s’installer à ses portes un régime de type socialiste, même élu tout ce qu’il y a de plus démocratiquement. Ils n’allaient pas non plus risquer un effet domino. Cuba et les tentatives du Che en Bolivie, c’était déjà largement suffisant. C’est pour cela que Nixon avait demandé dès l’élection d’Allende en 70, selon ses propres termes de «faire hurler l’économie chilienne». On se souvient le plus souvent, en matière de hurlement économique, de la grève des camionneurs financée par la CIA, via le syndicat des routiers américains. Dans un pays comme le Chili, étroit et très long, c’était la paralysie assurée. Les difficultés d’approvisionnement des commerces et des stations services pour tenter d’exaspérer la population devaient rendre logique et acceptable le coup de force.
Aujourd’hui, pour faire plier la Grèce, la Commission européenne, l’Eurogroupe, la BCE et le FMI ont d’autres moyens. On est dans une époque postmoderne qui n’aime plus les grands récits et sait mieux cacher ses intentions de domination réelle. Les marchés, la propagande unilatérale des «experts» et certains médias ont remplacé les chars et les escadrons de la mort mais le décor est le même. Et peut-être aussi le résultat.
Les faits sont là pourtant : les Grecs ont démocratiquement élu le 25 janvier un parti de gauche radicale, Syriza. Très symboliquement, ce parti a trouvé ses députés d’appoint dans la droite souverainiste des Grecs indépendants comme pour mieux illustrer La rose et le réséda d’Aragon : «Quand les blés sont sous la grêle/Fou qui fait le délicat/Fou qui songe à ses querelles/Au coeur du commun combat». Mais cette onction par les électeurs dans un pays qui a inventé la démocratie et où l’on trouve les plus anciennes racines historiques et philosophiques d’un continent que l’UE prétend aujourd’hui représenter dans son intégralité, elle ne signifie rigoureusement rien pour ceux qui jouent le rôle de petits télégraphistes de ces fameux « créanciers ».
Il est vrai que l’on peut estimer que la logique qui préside au putsch larvé qui se déroule sous nos yeux aujourd’hui est là depuis le début de la crise grecque, c’est-à-dire 2010. De mémorandum en mémorandum, la Troïka (UE, BCE, FMI) se moquait bien de la majorité présente à la Vouli, le parlement hellène : Pasok, conservateurs de la Nouvelle Démocratie ou grande coalition des deux, qu’importe le flacon pourvu que les créanciers obtiennent ce qu’ils veulent et vite. Ce qui a changé avec la victoire de Syriza, c’est que cette fois-ci, ça résiste, ça résiste vraiment.
Ainsi, l’incroyable Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe a pu déclarer deux jours après le scrutin: « Les Grecs doivent comprendre que les problèmes majeurs de leur économie n’ont pas disparu du seul fait qu’une élection a eu lieu. » Ce qui signifie, si l’on y réfléchit bien, que c’est l’économie (ou plutôt une certaine vision de l’économie) qui prime sur tout le reste, et notamment sur le politique alors que le primat du politique est tout de même, précisément, ce qui fonde la démocratie.
Le paradoxe est que l’on accuse aujourd’hui la Grèce de ne pas respecter les traités signés avec l’UE mais que pour qui sait lire les déclarations réitérées de Syriza, il ne s’agit pas tant de sortir de l’euro, ce qui n’a jamais été dans son programme, que de refuser un maintien dans la monnaie unique si celui-ci est assorti de conditions tellement draconiennes qu’elles en deviennent insoutenables. C’est là où se mesure tout l’aveuglement politique de l’UE : pousser un gouvernement élu par un peuple à bout de force, un gouvernement clairement mandaté pour en finir avec l’austérité, dans ses derniers retranchements, sans prendre en compte son opposition à une politique austéritaire et son profond attachement à l’UE qui lui a, jadis, beaucoup apporté.
On pourrait ainsi multiplier à l’infini les citations méprisantes ou carrément insultantes envers la gauche grecque au gouvernement: par exemple Christine Lagarde parlant des négociateurs grecs qui devaient se comporter en « adultes » ou le ministre des Finances allemand Wolfang Schaüble qualifiant le ministre des Finances Varoufakis de «stupidement naïf». On pourrait multiplier les exemples de présentations médiatiques subtilement biaisées. On explique sur les chaines d’infos continues que le défaut grec, voire le Grexit, coûterait 700 euros par Français. Ce mode de calcul, de toute manière aberrant et démagogique, n’est pourtant jamais utilisé pour dire ce que nous coûte le capitalisme en France: cadeaux au patronat, renflouement des banques-casino, traitement social du chômage dû aux délocalisations boursières et autres plans sociaux… Ou encore comme dans cet article du Monde du 18 juin où il est dit qu’il faut que « la raison l’emporte sur les tirades politiques. » Evidemment, Tsipras, mandaté par son peuple, est dans la « tirade » et la « raison » du côté de ceux, pour la plupart non élus, qui ont infligé à la Grèce des plans de sauvetage n’ayant rien sauvé du tout comme l’indique un article de Libé ayant obtenu copie d’un document de 2010 du FMI, classé « secret », qui reconnait qu’une telle thérapie de choc empêchera au bout du compte la Grèce de retrouver la croissance et de se financer sur les marchés. Bref, une saignée qui ne guérira pas le malade mais servira d’exemple pour ceux qui seraient tentés de prendre des libertés avec l’orthodoxie exigée par les marchés.
On retrouve finalement la vision nixonienne pour le Chili: « Faire hurler l’économie » et tant pis pour les dégâts sociaux qui confinent depuis plusieurs années à la crise humanitaire. L’important est que l’idée ne vienne pas à d’autres de suivre un chemin anti-austéritaire comme l’Espagne qui vient de triompher aux municipales ou le Portugal qui vote pour les législatives à l’automne.
Ce qui se joue donc aujourd’hui, c’est bien une forme de putsch. Mais alors qu’il est sur le point de réussir, il semblerait qu’il y ait un certain flottement du côté de l’UE. Angela Merkel, reine d’Europe, s’est soudain faite plus discrète. C’est que soudain, sans doute, elle mesure les conséquences d’une Grèce qui s’en irait. Pour la zone euro, bien entendu mais aussi sur un plan géopolitique. Alors que l’URSS, finalement, s’était montrée assez peu ferme lors du renversement d’Allende, personnage gênant pour elle puisqu’il était en passe de réussir une expérience socialiste et démocratique, le contexte a changé. L’URSS est devenu la Russie et ces temps-ci, Tsipras va souvent à Moscou. Il est vrai que son pays partage au moins avec celui de Poutine le même alphabet et la même histoire religieuse.
Alors si vraiment, il n’y avait pas d’autres solutions, autant tenter le tout pour le tout semblent dire les Grecs qui n’iront pas plus loin dans la paupérisation. Et pour Merkel, et avec elle l’UE, le putsch réussi se transformerait en victoire à la Pyrrhus.
*Photo : Wikicommons.
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