À travers vingt portraits, de Mazarin à Sergueï Lavrov, en passant par Talleyrand et Kissinger, Grands diplomates parcourt quatre siècles d’histoire politique, d’abord européenne, puis mondiale. C’est un important ouvrage collectif sorti chez Perrin début 2024, sous la direction d’Hubert Védrine.
Le livre a fait le choix d’éliminer les princes pour se consacrer à des hommes a priori de second plan. Certains ont été Premiers ministres, certes (William Pitt l’Ancien, Benjamin Disraeli), d’autres ont eu des notoriétés de stars hollywoodiennes. Aristocrates ou roturiers, dandies raffinés ou Prussiens rustiques et dégarnis, nés dans le bain diplomatique ou arrivés à lui par hasard, ils ont tous en commun une certaine vivacité intellectuelle. La voie diplomatique a parfois été un moyen de se faire un chemin malgré des extractions médiocres. Dans certains cas, elle a été leur plafond de verre : Boutros Boutros-Ghali, Egyptien copte marié en seconde noce à une juive, n’a jamais pu prétendre à une place au gouvernement égyptien hormis lors de brèves mais intenses intérims (il s’est rattrapé en devenant secrétaire général de l’ONU). Pour Kissinger, l’accès à la présidence des Etats-Unis a été bloqué par sa naissance, en 1923, en Bavière.
Dans la tête des grands fauves
La lecture successive des chapitres permet de repérer quelques drôles de zigues parmi cette galerie de portraits. Metternich, ambassadeur d’Autriche à Paris de 1806 à 1809, qui se met d’abord dans la roue de l’Empire français conquérant en attendant sa première faiblesse, est qualifié par ses illustres contemporains de « plus grand menteur du siècle » (presque un hommage). William Pitt, qui a commandé l’Angleterre lors de la guerre de Sept Ans, alterne « des moments d’activités et d’exaltation intenses avec des phases de torpeur et de mélancolie d’une profonde noirceur », avant qu’un mariage, à quarante-six ans, ne l’aide à retrouver du poil de la bête – et à chasser la France d’Amérique du Nord.
Malgré de tels travers, ils sont pourtant des éléments de modération, aux prises avec l’hybris des princes. Au service du Roi de France, l’Italien Mazarin ne perd pas de vue l’équilibre européen. C’est toujours l’équilibre continental qui éloigne Talleyrand de Napoléon, à qui il reproche de voir « trop grand et trop loin ». Même Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères russe depuis 2004 et unique personnage contemporain évoqué dans le livre, semble avoir émis des réticences au moment de l’annexion de la Crimée en 2014, craignant les réactions occidentales. Une propension moins visible chez un Bismarck, ambassadeur de l’idée d’ « égoïsme étatique », qui le pousse à annexer l’Alsace et la Moselle, créant une tenace rancœur de l’autre côté du Rhin… Sur le long terme, une erreur.
Les pragmatiques purs et les autres
C’est aussi une aptitude à l’audace, à la ruse, au coup de maître, à la pensée en dehors du cadre qui se retrouve chez les personnages dépeints par le livre. Il en faut quand Mazarin, cardinal de son état, accueille l’aide du puritain Cromwell pour contrer les Espagnols – alors que Charles II, roi d’Angleterre, se tient en exil en France, auprès de son cousin Louis XIV. De toute façon, Cromwell n’en a plus que pour un an à vivre, et le Commonwealth avec, ce qui n’a pas échappé au ministre français. Il en faut aussi à Choiseul et à Kaunitz, conseiller de Marie-Thérèse d’Autriche, pour rapprocher France et Autriche, ennemis héréditaires, contre la menace anglo-prussienne, lors du renversement des alliances opéré en 1756. Quant à Talleyrand, il parvient par un magnifique tour de passe-passe à assoir la France à la table de la Sainte-Alliance lors du Congrès de Vienne, après vingt-six années de chaos révolutionnaire diffusé par la même France dans toute l’Europe. Il en faut aussi à Edouard Chevardnadzé, ministre des affaires étrangères de l’URSS à partir de 1985, pour sortir de la logique lénino-marxiste de lutte des classes appliquée à la politique extérieure – et donc, à terme, pour sortir de la guerre froide.
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La perméabilité de ces personnages aux idéologies du moment est fluctuante : c’est déjà un pré-droitdelhommisme, ou en tout cas la défense des « valeurs », qui pousse Vergennes, secrétaire d’Etat des affaires étrangères de Louis XVI, à soutenir les insurgés américains contre l’Angleterre. Zbigniew Brzezinski, conseiller de Carter, enfermé dans la logique de la guerre froide, saisit mal ce qui se passe en Iran en 1979 et arme les moudjahidines en Afghanistan la même année. Les photographies du natif de Varsovie, kalachnikov à la main, avec ses amis islamistes, tourneront allègrement au lendemain du 11-Septembre. Et puis, il y a les pragmatiques purs. Bismarck courtise d’abord les faveurs de Napoléon III, puis lui tend un piège qui entraîne la chute du Second Empire. Aucun vernis idéologique pour expliquer tout ça, juste une succession d’opportunités. C’est aussi un sens aigu du pragmatisme qui pousse Kissinger à se tourner vers la Chine de Mao, pour prendre de revers le bloc soviétique, ou à laisser le Pakistan réprimer violement le Bangladesh, en 1971, car le Pakistan était un élément essentiel pour le rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis.
Les grands fauves se reconnaissent entre eux
Un aspect intéressant de l’ouvrage est de réussir à faire des passerelles entre les personnages. Dans le chapitre que Jean-Christophe Buisson consacre à Molotov, on voit le diplomate patauger d’abord avec Ribbentropp, puis avec Hitler, lors de la brève entente germano-soviétique. Le diplomate soviétique promène le dictateur allemand à l’Ermitage et ose lui couper la parole. La deuxième rencontre est celle de trop et prépare la rupture à venir entre les deux régimes totalitaires – et l’attaque d’Hitler.
On monte en gamme lorsque l’histoire fait se croiser Benjamin Disraeli et Otto von Bismarck, en 1878, lors du Congrès de Berlin, qui doit régler l’épineuse question des Balkans. Le premier ministre britannique, anobli par la reine et par ailleurs brillant romancier, bien que très affaibli, est le seul à pouvoir dominer le chancelier allemand, impressionné par le flegme de son homologue. Le Prussien tonne : « Le vieux Juif, ça c’est un homme ! ». Quant à la rencontre entre Zhou Enlai, premier ministre de Mao, et Kissinger, elle débouche sur de longues discussions philosophiques, le diplomate américain n’étant pas mécontent de trouver chez son homologue confucéen un interlocuteur de son niveau intellectuel. Emmanuel Hecht, dans le chapitre consacré à Zhou Enlai, revient aussi sur la « diplomatie du ping-pong » et sur l’aventure de Glenn Gowan, pongiste américain, qui se retrouve par erreur dans le bus de la délégation chinoise et qui finit par se retrouver devant la muraille de Chine, offrant de beaux clichés à l’amorce du réchauffement sino-américain. L’ouvrage n’oublie pas ce que la Grande Histoire et le rapprochement d’immenses blocs géopolitiques doivent au petit bout de la lorgnette.
Grands diplomates Les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours, dirigé par Hubert Védrine, 2024, Perrin.
Grands diplomates: Les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours.
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