Lorsqu’il parcourt près de deux siècles de pensée morale et philosophique, à travers l’Europe française et anglaise, puis jusqu’au Nouveau Monde, Philippe Raynaud nous fait cette première politesse d’être clair, toujours didactique, mais jamais universitaire. C’est l’habitude de notre grand professeur dira-t-on, mais ici le projet – étudier « les lois, les mœurs, les manières » des hommes, au regard de la politesse, de compagnie avec les « philosophes » des Lumières – était pour le moins périlleux. L’art de vivre de l’Ancien Régime est en effet une matière suffisamment rebattue pour que l’on croie que tout en a été dit, ou bien qu’on la réduise à un chromo.[access capability= »lire_inedits »]
Mais sous la plume de Raynaud, on découvre que ce que l’on nomme « politesse », « civilité » ou « affabilité » constitue l’origine de notre pensée politique et philosophique. Remontant au Grand Siècle, français bien entendu, formalisation de cet esprit de « civilisation » contre la barbarie extérieure et intérieure, Philippe Raynaud montre quelle dialectique, quelle ambivalence native la politesse porte en elle. Art de « polir » les rapports humains, d’éviter les rugosités de tempérament, les frottements d’individus destinés à vivre en société, il est considéré du même mouvement comme un ferment d’hypocrisie qui s’oppose à la véritable charité pour les chrétiens ou à la sincérité pour les autres. Ainsi, pour Montesquieu, la politesse « flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s’empêcher de se corrompre ».
À rebours, pour Rousseau, la conversation de salon, apanage de Paris, « apprend à plaider avec art la cause du mensonge », à quoi il oppose, après Voltaire, la franchise anglaise dont le régime parlementaire libéré de l’absolutisme révèle le retour aux valeurs saines des peuples. Vint ensuite Kant, qui tranche en affirmant que la Providence a voulu que l’homme ne soit pas totalement ouvert aux autres pour cela, même qu’il porte le mal en lui, et que la politesse est donc le masque nécessaire et bienveillant de cette distance. Après la rupture révolutionnaire, continue Raynaud, le problème se déporte outre-Atlantique où, dans une société sans classes, la politesse devient le plus sûr moyen de faire cohabiter les hommes.
C’est l’histoire démocratique qui commence, et que nous n’avons pas achevée car, comme dit à son tour Marcel Gauchet, s’il n’est écrit nulle part dans la loi que nous dussions être polis avec notre voisin, dès que l’incivilité grandit, l’on voit bien que la démocratie est égratignée.
La politesse des Lumières, Philippe Raynaud, Gallimard, 2013.[/access]
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