Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.
Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.
Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.
Marine Le Pen = Hitler
Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »
Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.
On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.
A lire aussi: La mise au monde
Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.
C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?
Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?
Ton de téléfilm
Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.
A lire aussi: Les vignes saignent
Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.
Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.
2h15. Jusqu’au 7 février
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !