Vadim Rubinstein : Le 30 mai dernier, la justice française a autorisé le transfert des gamètes d’un homme décédé vers l’Espagne à la demande de sa veuve en vue d’une insémination post-mortem. Cette pratique est interdite en France, mais autorisée de l’autre côté des Pyrénées. Bien que cette forme de procréation reste encore marginale, le retentissement médiatique de cette affaire pourrait inciter d’autres femmes à faire de même. Quelles seraient les conséquences d’une éventuelle démocratisation de cette pratique pour nos sociétés ? Dans votre dernier livre, Frankenstein aujourd’hui : égarements et délires de la science moderne (Ed. Belin), vous évoquez un cas similaire en France dans les années 1980 ?
Monette Vacquin : Il y en a eu plusieurs en réalité, ce n’est pas si marginal que cela. Rien ne semble pouvoir faire seuil. Les limites sont toutes franchies les unes après les autres, généralement au nom d’un discours bon enfant, symptomatique de notre époque, sur l’amour, lequel justifierait tout. Sauf que l’amour est une relation vécue qui donne un sens à la vie, ce n’est pas une loi. Il est évident qu’une telle autorisation pourra engendrer d’autres demandes, j’en ai été témoin cliniquement. Je peux vous parler de femmes l’ayant fait : leur entourage a trouvé que c’était une idée formidable et que, dans des couples fertiles, des hommes ont fait congeler leur sperme de telle sorte que cela puisse être possible si une mort prématurée survenait.
En l’occurrence, le mari décédé était atteint d’un cancer — dont le traitement chimiothérapique peut rendre stérile — et c’est pour cette raison qu’il a congelé ses gamètes, et le couple s’était déjà accordé en vue d’une insémination post-mortem…
C’est un seuil particulièrement important qui a été franchi : la distinction entre la vie et la mort. Si la question des limites avait été abordée, cette loi aurait pu fonctionner. Qu’est-il en train de se passer ? Que signifie l’externalisation de l’embryon humain, la désexualisation de l’origine, l’ouverture d’espaces de pouvoirs qui n’ont aucun équivalent dans l’histoire de l’humanité ? Aucune génération avant la nôtre n’a eu le pouvoir de stocker sa descendance, de la congeler ou d’en modifier les caractères. Cette pratique créerait des orphelins de pères. Simplement, comme le débat se déroule dans une sorte de mélo compassionnel, on vous répond : « Des orphelins il y en a, on peut être orphelin et très bien vivre. », etc. Sauf que, naturellement, la question de la responsabilité n’est pas la même quand l’histoire fabrique un orphelin et quand on fabrique sciemment un orphelin. Cette question n’est jamais soulevée par les procréateurs en chef. Ils n’arrêtent pas de fabriquer des situations inédites en matière de filiation et les législateurs sont mis devant le fait accompli.
Les enfants nés de telles pratiques seraient-ils forcément psychologiquement traumatisés ?
Du point de vue psychique, un enfant pourrait penser qu’il est né d’un père réellement tout-puissant, car il est capable d’engendrer après sa mort. Ou bien d’une mère extrêmement puissante puisqu’elle aura aussi manipulé les lois, d’une certaine manière. En général, si vous demandez aux enfants si c’est un problème ou pas, ils font ce que tous les enfants de la Terre ont fait, c’est-à-dire qu’ils protègent leurs parents : « Non ce n’est pas un problème, on est aimé, on va bien, etc. » Mais les conséquences anthropologiques sont immenses. Le franchissement des limites qui étaient reconnues par tous — la vie et la mort, les hommes et les femmes… —, le mouvement de dédifférenciation qui habite notre époque au nom d’une idéologie du « j’ai droit à tout », masquent la question principale, à laquelle j’ai consacré trente ans de travaux : qu’est-ce qu’il se passe ? Nous volons vers l’utérus artificiel, il y a une volonté de faire muter l’homme pointe avec le transhumanisme. Face à ça, peut-on s’en tenir à des représentations candides ? Peut-on tenter de penser autrement sans se faire traiter d’odieux réactionnaire ?
Ou d’égoïste, insensible à l’infertilité de certaines personnes souhaitant des enfants…
L’infertilité n’est pas le problème principal de l’humanité, c’est la surpopulation. Si l’humanité désexualise l’origine, l’affaire est d’une autre ampleur que le contournement des stérilités. Naturellement, les études qui sont faites sur le modèle de l’expertise médicale montrent que les enfants vont bien, ils aiment papa et maman quand ils les ont, s’adaptent bien au milieu scolaire… Ces études n’ont absolument aucune validité psychanalytique car la psychanalyse enseigne que c’est dans l’inconscient que cela se passe. L’adaptation scolaire ou le reste n’en dit rigoureusement rien, cela peut arriver au moment où un enfant va devenir père ou mère qu’il sera renvoyé à la manière dont il a été conçu.
En début d’année, vous participiez à l’Assemblée nationale aux Assises pour l’Abolition Internationale de la Maternité de substitution. Peut-on vraiment lutter contre ce « marché » international, en l’occurrence celui de la maternité ?
Je ne suis pas sûre que des possibilités courageuses d’interdiction soient possibles et tenables. Ce n’est pas une raison pour ne pas dénoncer le fait que la parenté devienne un marché ou une industrie.
Pour espérer endiguer cette pratique, il faudrait une législation internationale, ce qui est impossible. Et Internet rend la chose encore plus compliquée à contrôler.
C’est vrai. Mais si des pays expriment un refus, c’est quand même structurant pour les autres, et pour la pensée de manière générale : un enfant n’est pas un objet qui s’achète et se vend. Ici aussi, les conséquences politiques ou anthropologiques sont énormes : la perte de la différenciation, notamment dans le discours juridique, entre chose et personne. C’est ce qui fonde le droit. Et l’indisponibilité du corps humain — il n’est pas achetable, ne peut pas faire l’objet d’un contrat… — est balayée. Cela passe aussi par des effets langagiers : « mère porteuse », ça ne veut rien dire ; « grossesse pour autrui » laisse entendre « altruisme », « don », « générosité », c’est de la guimauve insupportable. Si l’on appelait les choses par leur nom, c’est-à-dire « contrat de location d’utérus », c’est un peu moins mièvre et plus proche de la vérité. Alain Finkielkraut avait écrit il y a des années que « pourquoi pas » était « le slogan même du nihilisme. »
Il y avait une volonté non-verbalisée chez les organisateurs de ces Assises de prouver que l’on peut être de gauche et s’opposer à une pratique comme celle de la GPA. Comment expliquez-vous qu’une telle position n’apparaisse pas immédiatement évidente ?
Votre question me fait un plaisir fou. Je suis issue des idéaux de gauche, j’ai donc vu avec épouvante la gauche s’identifier au progressisme dans un état de confusion incroyable. Je vais vous dire d’où vient cette confusion : « Si c’est la science, c’est bon et tous les autres sont obscurantistes », « Il ne faut jamais être d’accord avec l’Eglise catholique car c’est obscurantiste et régressif », tels sont les motifs invisibles. Les idéaux historiques de la gauche, ceux de la fraternité universelle, d’un monde régulé par la justice, ne tiennent pas le coup devant le désir d’enfants. Comment résister à un bébé de 3,2 kgs qui réclame son biberon ? La gauche est en fait très « embarrassée » par la question de la filiation, si concrète qu’elle bouscule la toute-puissance de la pensée.
J’étais trotskyste durant ma jeunesse, on militait chez moi, on apportait les journaux. Puis arrive mon premier enfant, une fille. Je m’attends à un comportement normal de mes amis, de l’attention, des compliments… Mais pas du tout, je les ai tous perdus. Parce qu’enfanter, c’était bourgeois. Les gens de gauche adorent la famille à condition qu’elle soit totalement transgressive par rapport au modèle un homme-une femme-un enfant, vécue comme insupportablement normative, et cela perdure alors que jamais le droit de la famille n’a été aussi peu contraignant.
Durant la polémique sur le mariage pour tous, on entendait beaucoup la droite dénoncer la GPA tandis que la gauche se taisait, quand elle ne se faisait pas carrément l’avocat de cette pratique…
J’étais personnellement contre. J’ai publié à l’époque avec Jean-Pierre Winter un article dans Le Débat, intitulé « Pour en finir avec père et mère », en essayant de déplacer les questions concernant les homosexuels, qui peuvent évidemment s’aimer et élever des enfants, ce qu’ils ont toujours fait dans l’histoire, à celle de la destruction des signifiants « père » et « mère ».
Autre tendance cette fois mais qui devient de plus en plus populaire, notamment aux Etats-Unis : l’encapsulation du placenta. Une Américaine a récemment saisi la justice dans le but de récupérer son placenta, pour ensuite pouvoir le consommer en gélules. L’un des bienfaits supposés de ces dernières serait de combattre la dépression post-partum chez la mère. Pensez-vous que cette méthode soit réellement efficace ou bien qu’elle n’ait qu’un simple effet placebo ? Bien que la placentophagie soit très répandue chez de nombreux mammifères, comment expliquer le fait que ces femmes se détournent des thérapies classiques pour se fier à une pratique dont l’efficacité n’a pas été réellement prouvée par la communauté scientifique ?
Parce que nous ne sommes plus dans la rationalité. Ces femmes sont emportées par le mouvement général dont je vous parlais. Le placenta c’est la nourriture du bébé et non la leur. C’est un mouvement archaïque inimaginable, c’est autophage. Cela ressemble à tout le reste : de l’archaïsme psychique associé à de la sophistication scientifique. C’est surtout caractéristique de notre monde utilitaire, où rien ne doit être perdu.
Cette tendance vient également d’un effet de mode aux Etats-Unis, où elle a été popularisée par des célébrités, qui ont par la suite incité d’autres femmes à faire de même…
Quand j’ai connu Jacques Testart (le préfacier du livre, Ndlr) au début des années 1980, il m’avait dit : « Tu verras, la fécondation in-vitro, les mères et belles-mères adorent ça. » Autrement dit, faire un enfant de la science, évincer le mari, le faire entre soi… Cela suivait aussi un effet de mode car cela entrait en résonance avec l’inconscient archaïque. Alors quel monde cela construit pour les générations qui nous suivent ? Un droit de la filiation qui n’existe plus, une défaite de la pensée.
Dans votre livre, vous évoquez l’idée d’une science devenue folle. Mais, sans rentrer dans le débat sur « qui de la poule ou de l’œuf », les sujets évoqués précédemment ne montrent-ils pas que c’est l’Homme qui cherche à repousser toujours plus les limites ? La science n’est-elle pas simplement un outil permettant d’assouvir cette recherche perpétuelle de dépassement ?
Bien sûr, les scientifiques ne sont que les acteurs d’un mouvement qui les dépasse. Mais je ne pense pas les choses seulement en matière de volonté de dépassement. Tout cela se développe sur fond d’effondrement des discours philosophiques ou religieux, qui racontaient à l’Homme son histoire, qui lui disaient qui il est. Il est important de remarquer que ce dont la science s’est emparée — la naissance, la mort, la transmission avec le génome qui est censé nous dire qui nous sommes — ce sont les grands moments de l’expérience humaine, qui étaient autrefois dévolus à des discours et représentations qui n’ont plus cours. Jusqu’à fabriquer ce retournement incroyable : des embryons congelés au début de la vie et des cadavres chauds à la fin, maintenus tels à des fins de prélèvement d’organes.
Frankenstein aujourd’hui : égarements et délires de la science moderne (Ed. Belin, 2016)
La responsabilité : la condition de notre humanité (Ed. Autrement)
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