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L’étrange destin du docteur Kelley


L’étrange destin du docteur Kelley

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1. De Berkeley à Nuremberg.

Rien ne prédisposait le docteur Kelley à devenir le psychiatre de Göring et des criminels nazis jugés à Nuremberg. Il avait reçu son affectation le 4 août 1945 et n’avait aucune expérience en la matière. C’est à l’université de Berkeley que Douglas Kelley entreprend ses études de médecine qu’il achèvera à l’université de Columbia. Ce jeune psychiatre se distingue de ses confrères par une forme de curiosité excentrique qui l’amène à s’intéresser à des sujets aussi insolites que l’effet de la pleine lune sur les malades mentaux, la sensibilité à la consommation d’alcool et les tours de magie comme forme de thérapie pour redonner confiance à ses patients. En 1942, il publie un ouvrage, La Technique du Rorschach, où il compare les données issues du célèbre test au découpage d’une part de tarte : « Comme le sait tout mangeur de tarte, une fine tranche donne une bonne idée de ce que vaut la totalité de la tarte. » Il est également fasciné par la sémantique générale de Korzybiski, auteur de l’aphorisme « La carte n’est pas le territoire », qu’il veut adapter à la psychiatrie. Avec des dons aussi variés et un humour raffiné, Douglas Kelley ne pouvait que séduire une riche héritière américaine, ce qu’il ne manqua pas de faire.[access capability= »lire_inedits »] L’histoire aurait pu s’arrêter là, s’il n’avait été envoyé en Europe avec le grade de capitaine. Son efficacité et sa bonne humeur l’amenèrent à exercer des responsabilités de plus en plus en plus importantes jusqu’à celle qui allait lui valoir la célébrité : évaluer les conditions mentales des 22 criminels nazis prisonniers à Nuremberg. C’était à ses yeux une mission en or et le docteur Kelley voulut à tout prix découvrir s’il existait ou non une « personnalité nazie ».

2.      Hermann Göring, un charmeur mégalomane.

Un historien américain, Jack El-Hai, a retracé les investigations du docteur Kelley à Nuremberg d’après des archives inédites. Il en a tiré un livre : Le Nazi et le Psychiatre (éd. Les Arènes). Les rapports entre Douglas Kelley et Hermann Göring, alors âgé de 52 ans, apparaissent teintés d’une forte ambivalence. Le nazi, qui parlait couramment l’anglais et accueillait chaque jour Kelley avec un large sourire, faisait preuve d’une exceptionnelle assurance et multipliait les blagues sur les dignitaires du Reich, Hitler compris. Un jour, Kelley lui demanda ce qu’il pensait de la théorie sur l’infériorité des non-aryens. « Personne ne croit à ces balivernes », lui répondit-il. Lorsque Kelley lui fit observer que ces balivernes avaient causé la mort de près de 6 millions d’êtres humains, Göring lui rétorqua : « Eh bien, c’est que c’était de la bonne propagande politique… »  Autant Kelley est impressionné et troublé par Göring, autant il est abasourdi par la médiocrité et la lâcheté des théoriciens du nazisme. Alfred Rosenberg, le philosophe officiel, est un monomaniaque capable de faire dévier n’importe quelle conversation vers une apologie de la pureté raciale, sans avoir la moindre conscience des limites et des falsifications de sa pensée. Quant à Julius Streicher, même les autres prisonniers refusent de partager sa table, considérant qu’une Allemagne sensée l’aurait depuis long- temps envoyé à l’asile psychiatrique. Bien sûr, ni Rosenberg ni Streicher – contrairement à ce qu’ils affirmaient – n’étaient capables de reconnaître un juif d’un aryen. Parmi les autres détenus, seul  l’amiral Karl Dönitz donne l’impression d’un homme parfaitement normal. Kelley se trouve dans une situation singulière : à l’aide d’une batterie de tests psychologiques, il est seul en mesure d’évaluer le psychisme et les capa- cités intellectuelles des anciens maîtres du Reich, mais sans trop savoir pour qui il travaille – pour les prisonniers ou pour les juges. Chacun s’accorde à reconnaître qu’il exerce sa mission avec précision et diligence, mais dans le flou le plus total. Pour un psychiatre, dira-t-il plus tard, la prison de Nuremberg était le meilleur des terrains de jeu. Il déchantera vite : contrairement à son hypo- thèse de départ, Kelley s’aperçoit qu’il n’existe pas de « virus nazi », commun à tous les accusés. Aucun des grands dignitaires du Troisième Reich ne présente de symptômes de maladie mentale ni de troubles psychiques avérés. Ce ne sont ni des monstres ni des automates dépourvus d’âme et de sentiments et, plus troublant encore, leur quotient intellectuel s’avère nettement supérieur à la moyenne. Dans leur cellule, ils lisent Goethe et les romantiques allemands, à la grande surprise de la bibliothécaire américaine.  À regret, Kelley arrive à la conclusion que des individus sensés et sensibles sont capables de se transformer en criminels de guerre. Il ne distingue que deux traits de personnalité communs à tous les accusés de Nuremberg. Le premier, c’est l’énorme énergie qu’ils ont déployée : tous étaient des bourreaux de travail, avant de devenir des bourreaux tout court. Le second est qu’ils se concentraient sur les résultats de leurs efforts sans se soucier des moyens à employer. Autre surprise : ils ne se connaissaient pas vraiment entre eux et, lorsque c’était le cas, ne s’appréciaient guère. Là où Kelley imaginait une clique soudée, il a plutôt l’impression d’avoir affaire aux différents directeurs d’une grande entreprise, orphelins de leur PDG unanimement regretté.  Ce qui distingue Kelley d’Hannah Arendt et de ses analyses sur la « banalité du mal » développées lors du procès d’Eichmann, c’est que, pour lui, les dirigeants nazis ne faisaient pas qu’obéir aux ordres venus d’en haut. Ils tenaient pour extraordinaire le rôle qu’ils avaient joué. Ce qui était en jeu, à leurs yeux, s’inscrivait dans le cours même de l’évolution humaine. Ils étaient seulement en avance sur l’inéluctable : l’instauration universelle d’une biocratie, seule en mesure de répondre aux aspirations de l’humanité. Le docteur Douglas Kelley, en bon démocrate américain, n’avait jamais soupçonné qu’il y a dans toute vie, comme dans toute société, un moment où l’injustifiable l’emporte et où l’irrationnel réclame son dû.

3.      La course à la mort.

De retour aux États-Unis, Kelley juge naïve toute forme d’optimisme et se convainc que, dans l’Amérique d’aujourd’hui, « il n’y a pas grand- chose qui pourrait s’opposer à l’établissement d’un régime nazi ». Certes, il connaît la gloire avec son ouvrage 22 Cellules à Nuremberg. Certes, il multi- plie les conférences et les émissions de télévision. Certes, il est sollicité par Hollywood et collabore avec Nicholas Ray. Certes, il enseigne la criminologie dans plusieurs universités prestigieuses. Certes, il est entouré par sa famille. Certes, il lutte contre les dérives totalitaires aux États-Unis, proposant même de refuser l’entrée du territoire américain aux visiteurs étrangers susceptibles de propager des idéologies extrémistes. Mais il n’est plus le même : alcoolique, coléreux, tourmenté, tyran- nique avec son entourage, c’est un être torturé qui se suicidera dans une mise en scène sordide sous les yeux de ses enfants le jour de l’an 1958, en fin d’après-midi, à côté de l’arbre de Noël. Alors même qu’il disposait d’armes à feu, il absorbe du cyanure, comme l’avait fait Göring, ce qui entraîne l’une des pires agonies que le corps humain peut subir. Un chroniqueur rappellera cyniquement, à sa mort, l’une de ses déclarations : « La vie professionnelle d’un psychiatre dure environ quinze ans. Ensuite, soit il devient fou, soit il se suicide. » Le concernant, le pronostic s’est peut-être avéré doublement exact.[/access]

*Photo : Hermann Göring (wiki commons).

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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