« J’avais acquis la ferme certitude que le seul mois à être cruel, c’était le mois de décembre. » Ivan Hum a trente-six ans, vient d’en passer huit en prison pour un motif inavouable, et un sursaut de loyauté l’amène à revenir sur ses pas, dans sa ville natale, pour se recueillir sur la tombe de sa mère.
La ville en question, dans une province reculée de ces terrifiantes et légendaires contrées d’Europe Centrale, est traversée par une rivière boueuse, capricieuse, qui grignote le cimetière communal tandis que la population, digne d’un film de zombies, tente de construire un énième pont, voué à être englouti lui aussi. Des dizaines de tombes ont déjà été emportées. Les gens d’ici avertissent le visiteur, il n’a que peu de chances de retrouver la croix sous laquelle gît sa mère. « La terre est affreusement gorgée d’eau et nos morts sont de mauvaise qualité. » Le gardien du cimetière est d’ailleurs connu pour revendre aux familles étrangères des ossements anonymes, prélevés au hasard.
Ivan n’est pas submergé par les souvenirs. Les figures qu’il croise semblent prises dans une folie à plusieurs qu’entretient l’entêtant grondement de la rivière, les brouillards de novembre, les pluies. Il y a son hôtesse et maîtresse, Marilina, qui creuse le sol du jardin et fouille chaque recoin de sa maison à la recherche d’un or aussi évanescent que celui des alchimistes. Il y a Gaspar Fuchs qui arpente le cimetière muni d’instruments de radiesthésie et qui aurait même proposé à un père d’un village voisin de ramener sa défunte fille à la vie. Il y a le médecin qui vit dans une aile de l’ancien asile psychiatrique et depuis son retrait de la profession, confesse en dévorant de la viande de veau pas très fraîche, être devenu « spécialiste en végétaux mortifères ».
On raconte aussi que les hommes vivant au plus près d’un cours d’eau finissent par sombrer dans une folie très spéciale. On raconte que les lacs provoquent des cauchemars et que les fleuves agités troublent les esprits. C’est sans doute le conseil le plus sage qu’ait reçu Ivan. Les événements se précipitent, la mémoire lui revient en même temps que le docteur-empoisonneur est retrouvé sauvagement assassiné. Marilina quitte la ville les bras chargés d’or.
Comme tous les chemins du village mènent au cimetière, tous les éléments d’une affaire à laquelle il n’avait aucune raison d’être mêlé mènent Ivan Hum à son passé, à une vérité tragique, au véritable motif de son séjour en prison et finalement, à la tombe de sa mère. On raconte aussi qu’il ne faut pas raconter d’histoires de fantômes dans les lieux qu’ils pourraient hanter.
Nous n’en dirons donc pas plus. Nous saluerons, afin de remonter à la surface, le flair de l’éditeur, Serge Safran, pour exhumer et livrer aux amateurs du genre ces romans draculesques, au nombre desquels nous retenons Les Ongles de Mikhaïl Elizarov et les nouvelles du Serbe Tiodor Rosic. Le Cimetière englouti ne ressasse rien qui ne mérite de l’être et célèbre l’actualité éternelle d’une question : qui, parmi ceux qui m’entourent, est fou, si ce n’est moi ?
Goran Tribuson, Le Cimetière englouti, traduit du croate par Alain Cappon – Serge Safran éditeur, 208 pages.
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