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Godard l’effronté


Godard l’effronté
Jean-Luc Godard.
Jean-Luc Godard
Jean-Luc Godard.

La salle du Cinéma des cinéastes, avenue de Clichy (Paris, XVIIe), ce vendredi 18 juin 2010, ne contenait qu’à peine une foule fervente, parmi laquelle des gens célèbres, dont certains gagnent à être connus. On ne venait pas ici seulement pour assister à la projection de Film socialisme, de Jean-Luc Godard, mais pour voir et entendre le dernier « monstre sacré » de la cinématographie internationale. Il ne s’était pas déplacé, quelques jours plus tôt, à Cannes, alors que les autorités compétentes lui faisaient l’honneur d’une avant-première sur la Croisette. Il justifiait son absence par « des problèmes de type grec ».

Le 5 mai, à Athènes, la grève générale contre les rudes mesures d’austérité décidées par le gouvernement, en échange d’une aide de l’Union européenne et du Fonds monétaire internationale, mobilisait le pays dans son entier ; trois personnes mouraient dans l’incendie « émeutier » d’une banque. Il concluait son mot d’excuse, par une formule de gamin précoce et insolent, qui fait encore le charme de ce presque octogénaire : « Avec le Festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus « . Avenue de Clichy, comme on lui faisait observer que, ce jour-là, soixante-dix ans auparavant, le général De Gaulle lançait un appel demeuré fameux, Jean-Luc le facétieux, toujours habile au téléscopage scandaleux des faits et des époques, révéla une part inattendue de sa biographie : « Je me suis intéressé très tard à l’Appel du 18 juin. […] J’ai vécu l’exode en riche. On est parti, on est arrivé à la mer, et c’était les vacances. J’ai vécu ces événements comme Jérôme Kerviel a vécu la Société générale. « .

Film socialisme

Pour ce qui est de Film socialisme, il nous paraît vain d’en faire un compte-rendu critique : Godard demeure un artiste absolu, engagé dans un dédale d’impressions proprement proustiennes (le « cher petit Marcel » préférait l’impression à la pure intellectualité ; et c’est ainsi que l’univers qu’il nous livre se dilate constamment). Ce dernier opus ne convaincra pas ses adversaires ni, surtout, ses ennemis irréductibles, qui n’en démordent pas : le cinéaste suisse, jadis prochinois, se fiche du monde avec une délectation non feinte. À leurs yeux, ses prétendus films démontrent surtout sa totale incapacité à se saisir d’une histoire et à lui donner un développement cohérent : ce sont des objets errants, pleins de ces jean-foutreries bien propres à fournir sa dose de pâmoison à un public cérébral et affreusement snob ! JLG a réalisé définitivement la figure de l’imposteur, aux manières embrouillées, qu’ils avaient cru identifier après son deuxième long-métrage, Le petit soldat (1960). Ils voulaient des convictions, des choses définitives, ils ne virent que l’évocation entêtante, suspecte, de la guerre d’Algérie[1. Le film fut interdit pendant plusieurs années], aussi troublante que l’époque était troublée. Nous sommes de ceux qui lui savent gré d’avoir réussi à montrer les affres d’« un esprit confus dans une situation confuse ».

Godard, contemporain capital

Un imposteur : c’est bien ainsi, nous apprend son biographe Antoine de Baecque[2. Godard, Antoine de Baecque, Grasset], que le présentait un certain Stéphane Zagdanski. Ce dernier, que nous ne connaissions ni d’Ève ni de sa pomme d’Adam, dans un pamphlet intitulé La mort dans l’œil (2004), consacre une trentaine de pages à « Godard le faux ». Pour ce monsieur Zagdanski, qui se donne des airs de philosophe sarcastique, le suisse effronté incarne l’une des énigmes parfaitement vides et persistantes des temps que nous vivons : « […] Pourquoi les imbroglios mollassons de Godard séduisent-ils autant de monde ? ». Voilà bien l’une de ces interrogations apparemment audacieuses et réellement sottes auxquelles Les Inrockuptibles, petit magazine « poivre et fiel » qu’un banquier progressiste et socialisant vient de placer sous oxygène, répondaient naguère avec la conviction inébranlable des nouveaux bourgeois, copies à peine retouchées de leurs modèles flaubertiens. Fort heureusement, l’économie médiatico-culturelle, qui a lancé, outre M. Zagdanski, Mmes Darrieussec et Angot, grâce à l’industrie festive post-moderne, a subi de plein fouet sa propre crise des subprimes  ; nous sommes momentanément débarrassés de ses produits toxiques qui encombraient le marché…

Faut-il encore défendre le bilan de Jean-Luc G., alors que quelques-uns de ses films appartiennent définitivement à l’histoire du cinématographe ? On ne se rappellera plus, ou alors pour en rire cruellement, les quelques cracheurs qui accompagnent sa carrière, depuis les anathèmes de Paris-Presse, en 1963, à la sortie du Mépris. Mais, partout dans le monde, des jeunes gens découvriront avec ravissement les aventures de Michel Poiccard, voyou nonchalant à la mine bienveillante, trahi par plus jolie des « dégueulasses », une américaine aux cheveux très courts qui vendait à la criée, sur les Champs-Élysées, le New York Herald Tribune. Ils s’émerveilleront de la parade sentimentale que se donnent entre eux Ferdinand, alias Pierrot-le fou (1965) et Marianne, Jean-Paul Belmondo et Anna Karina, et de la course rapide de leur amour désespérément impossible mais absolument nécessaire. Ils verront peut-être que Jean-Luc Godard fut le digne héritier d’Alfred de Musset, toujours émouvant et juste dans sa relation des rapports amoureux, et ils comprendront mieux le sens des paroles que Perdican adresse à Camille, dans On ne badine pas avec l’amour : 

« On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière; et on se dit: » J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.  »  

Godard, tendre avatar

Faut-il alors argumenter en faveur de JLG au nom de la sociologie ? Rappeler la terrible angoisse, l’effroi moderne dans lesquels se noient les ombres d’Alphaville (1965), égarées dans le décor naturel de Paris rendu inquiétant et glacé par des architectes arrogants, perdues dans un univers prophétiquement barbare, précisé encore, en 1966, dans Masculin, féminin ? Convient-il d’évoquer le nom de l’immense Dziga Vertov, qui réussit à nous restituer la réalité du monde visible comme autant de fragments fugitifs ? Non, sans doute : mieux vaut rappeler que Le mépris (1963), adapté très librement d’un roman d’Alberto Moravia, nous ouvre les portes du ciel et précipite notre chute dans l’enfer des sentiments. Au point d’installer en nous le doute sur la pertinence des propos de Perdican : et si cet « être factice » n’était qu’une réplique éternellement reproduite par notre esprit, un tendre avatar qui nous rend supportable la douleur d’être né ?

Nous saluons Godard, d’Antoine de Baecque, livre énorme et léger, comptant 935 pages d’anecdotes privées, de faits précis, d’analyses fines, de rapprochements significatifs, sur lequel il conviendra de revenir. 

Hélas, nous regrettons une confidence, que nous jugeons incongrue, voire odieuse ! Contraint par la production du Mépris, de tourner une scène de nue avec Bardot, il s’essaie à filmer l’impeccable jeune femme dans le plus simple appareil. Mais l’entreprise le révulse à ce point qu’il y renonce. Il se serait alors plaint auprès de son ami Charles Bitsch « d’avoir été trompé sur la marchandise », osant prétendre : « Elle est moche, elle est moche, et ses seins dégringolent, c’est pas possible ». 

Bardot laide, la poitrine affaissée à vingt-neuf ans ! On dirait du Zagdanski !

GODARD

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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