À quoi bon la liberté si on ne peut s’y soustraire ? À quoi bon les idées si l’on en change aussi aisément que de latitude ? À quoi bon la certitude puisque l’art donne droit à tout le reste ? Des questions auxquelles le quatrième volume des errances poétiques écrites et dessinées de Frédéric Pajak ne répond qu’à demi-mot. Le Manifeste Incertain ne se raconte pas, il se vit et se voit. Sans chronologie sinon celle des rêves, il suit son propre cours.
D’Amérique du Sud où l’auteur s’échappe du monde dans une croisière rimbaldienne et populaire, il nous envoie les traits cireux des hommes de Salvador de Bahia, la légèreté des plumages et de la mer, qui dispute au ciel « un morceau de gris, un gris de carton à peine griffé d’une lueur d’azur pâle. Mais bientôt tout s’efface dans le noir épais d’une nuit éteinte. »
Le gros bateau ivre accoste à Ville-d’Avray, où vit le jour, le 14 juillet 1816, l’autoproclamé comte Arthur de Gobineau. Un sort est vite fait à sa réputation usurpée d’inspirateur des théoriciens du régime nazi. Gobineau est un réactionnaire de la première heure, fils d’une aventurière qui fera plusieurs séjours en prison. Il voue un culte aux civilisations orientales qu’il juge en pratique supérieures à l’européenne. Il se déclare musulman, « plus persan que les Persans », épouse une créole, désire toute sa vie être sculpteur mais excelle dans la carrière diplomatique, et surtout, nous l’avons si tôt oublié, dans un pessimisme sceptique qui suinte à chaque conclusion du tristement célèbre Essai sur l’inégalité des races. Pour lui, l’humanité est vouée à la destruction dès lors que, dans des temps bibliques que nous situons mal, les races ont commencé à se mélanger. La Révolution française est une grossière erreur, le pouvoir centralisé un fléau, la Grèce antique un repaire de voyous, mais, écrit-il à sa soeur, « la grande difficulté, au fond, est que tout cela m’est parfaitement égal ». Son Essai n’est pas un combat mais un constat.
Constat aussi, l’échec de la pédagogie révolutionnaire post-soixante-huitarde dont Pajak fit l’expérience. À cette école libre de la Drôme où les résultats des élèves sont « catastrophiques », il revendique la saine opposition de Nietzsche à la culture pour tous et son élitisme indéfectible. Deux écoles, deux pôles qu’on ne peut pas éloigner davantage, et au milieu, la fuite du temps, les lignes des destinées individuelles.
Le cancre Frédéric qui ne voulait rien d’autre que devenir peintre, se soûlait au pastis dans les cafés de village et lisait L’Hebdo Hara-Kiri avec passion est l’unique figure stable de ce voyage dans le temps et l’épaisseur de l’âme humaine. Entre liberté forcée et tourments chéris il n’a pas changé, pas plus que les chênes bordant les chemins qu’il foule à nouveau, quarante-quatre ans plus tard.
Cosmos, le dessin choisi pour la couverture nous avertit: les perspectives incertaines sont immenses et leur exploration fascinante.
Frédéric Pajak, Manifeste Incertain, tome 4 – Noir sur Blanc.
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