Conformément aux conclusions de l’OMS, l’encyclopédie en ligne Wikipedia affirme l’innocuité du glyphosate. Sauf dans sa version francophone. Cette singularité est due au zèle militant d’un seul internaute.
« Le consensus parmi les agences nationales de régulation des pesticides et les organisations scientifiques est qu’il n’y a pas de preuve d’un effet cancérigène pour l’homme du glyphosate utilisé selon les règles. » Cette phrase est extraite de Wikipédia, mais en version anglaise. Vous ne la trouverez pas sur la version française, enjeu de ce qu’on appelle dans le jargon maison une « guerre d’édition ».
Encyclopédie collaborative lancée en 2001, Wikipédia fédère des dizaines de milliers de contributeurs bénévoles, qui peuvent créer et modifier des articles à leur guise, sous l’encadrement a minima pour la partie française de quelque 150 administrateurs. Mi-février 2019, celle-ci comptait deux millions d’articles, dont 0,8 % seulement étaient considérés par les administrateurs du site comme « de qualité ».[tooltips content= »Un article de qualité est « bien écrit, complet, argumenté et neutre », dit la charte de l’encyclopédie en ligne. »]1[/tooltips] L’article « Glyphosate » n’en fait pas partie. Et pour cause. Dans notre pays, et dans notre pays seulement, le glyphosate est un sujet hautement polémique. Les pages en anglais, en italien ou en allemand de Wikipédia ne présentent pas du tout cet herbicide comme un risque majeur pour la santé publique.
Un seul contributeur peut influencer un article
Breveté en 1974 sous la marque Roundup par l’américain Monsanto (racheté en 2018 par l’allemand Bayer), tombé dans le domaine public en 2000, le glyphosate est un des phytosanitaires les plus utilisés dans le monde. Sa toxicité a été régulièrement examinée, comme celle de tous les pesticides. À l’issue de multiples vérifications, il est toujours en vente dans l’UE (contrairement au paraquat, à l’atrazine, à la roténone, etc.). Plus encore, même selon Wikipédia (français), l’Autorité européenne de sécurité des aliments ainsi que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estiment « improbable » qu’il soit « cancérigène par voie alimentaire ». Seul contre-avis : le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), agence de l’OMS, l’a classé « probablement cancérogène », sur la base de résultats en laboratoire, sans se prononcer sur le risque en usage normal. Le CIRC est basé à Lyon. Est-ce la cause ou la conséquence de la défiance envers le glyphosate en France ? Difficile à dire, mais cette défiance déteint sur Wikipédia.
Sur Wikipédia, toutes les contributions sont archivées et consultables en ligne. Leur lecture montre qu’un seul contributeur motivé peut influencer un article. En l’espèce, il signe « Factsory ». L’énergie qu’il consacre à ce sujet force le respect, mais elle est à sens unique, à charge, mettant exclusivement en avant ce qui peut accréditer la toxicité du produit pour l’homme.
« Pas d’association entre glyphosate et cancer »
En mai 2016, Factsory introduit une référence à une étude relevant un lien entre le glyphosate et des cancers. Quand un autre contributeur souligne que l’étude en question établit une corrélation, pas un lien de causalité, Factsory répond : « Oui, mais c’est une première étape. Je prenais l’exemple du tabac plus haut, où on a d’abord montré la corrélation. » En d’autres termes, le glyphosate est un poison, le démontrer est seulement une question de temps. Or, le temps, en réalité, a joué en faveur du glyphosate. Au fil des années, les études se suivent et l’innocentent. En novembre 2017, le Journal of the National Cancer Institute publie les résultats de l’enquête « AHS ». Pendant vingt ans, 54 000 agriculteurs dont 45 000 utilisateurs de glyphosate ont été suivis. Résultat : pas de hausse significative des cancers. Or, le 13 novembre, quand le contributeur « Nbonneel »signale qu’il y a « une nouvelle étude à grande échelle particulièrement importante par son ampleur », Factsory fait immédiatement savoir qu’il est « défavorable pour plusieurs raisons » à ce qu’elle soit citée sur Wikipédia. L’étude aurait des biais, des limites. Elle est finalement citée, mais sous une forme pour le moins bizarre : les centaines de données rassurantes sont expédiées en sept mots – « pas d’association entre glyphosate et cancer » – tandis que les quelques réserves des chercheurs émises au conditionnel sont minutieusement rapportées – « doublement du risque de leucémie myéloïde aiguë chez les plus gros utilisateurs, le tiers des utilisateurs les plus exposés, avec un recul de 20 ans, présente un risque augmenté de + 5 % à + 297 % ».
À peu près à la même époque, la presse relate qu’un expert consulté par le CIRC, Christopher Potier, a été rémunéré par des cabinets d’avocats défendant des victimes de cancers attribués au glyphosate. Un contributeur le mentionne sur la page. « Je suis pour la suppression de cet ajout », fait savoir Factsory le 21 octobre 2017. Il se bat également pour que l’avis du CIRC, bien que minoritaire, soit cité en premier parmi ceux des différentes instances sanitaires qui suivent le dossier. Le contributeur « M Felipe » n’est pas d’accord. Les échanges s’éternisent, s’enveniment. « Ce sujet est fortement idéologisé et Factsory bloque toute modification objective, ça n’est pas acceptable », s’énerve M Felipe le 17 décembre 2018.
Pas de Wikipédia pour les gouverner tous
Début février 2019, le contributeur Nbonneel s’émeut de citations du Monde, trop fréquentes à son goût. Selon Nbonneel, « dans le contexte des sciences exactes », un quotidien généraliste n’est pas une source de premier plan. Sans surprise, Factsory défend avec ardeur cette référence qui penche depuis des années pour une interdiction du glyphosate. La page Wikipédia sur le glyphosate, selon lui, « n’est pas un article de science ! Cela porte sur un sujet scientifique, mais avec des dimensions politiques, économiques, sociétales, éthiques. » Le Monde a sorti en 2017 des documents internes de Monsanto, détaillant le lobbying mis en œuvre par la firme pour défendre son produit. L’agence Santé Canada a examiné ces « Monsanto Papers », sans y trouver la preuve que le glyphosate était périlleux. Le 11 janvier 2019, elle a maintenu l’autorisation d’emploi, écartant tout « risque de cancer pour les humains ». Wikipédia francophone n’en parle pas.
Mais qui est Factsory ? Un lobbyiste travaillant pour des concurrents de Monsanto ? Un mercenaire œuvrant pour un avocat en procédure contre la firme ? Rien de tout cela. Après enquête, il se trouve être maître de conférence en informatique à l’université de Lille 1. Il milite occasionnellement sous son vrai nom (Mikaël Salson) contre la « désinformation » tendant à innocenter le glyphosate. Le 15 septembre 2018, sur Twitter, il fait la leçon à Géraldine Woessner, journaliste d’Europe 1. « Pour le glyphosate, votre tweet est du cherry-picking : vous ne citez pas de synthèse de la littérature scientifique. »
Non, non. Je sourçais juste mon accusation : il y a d’autres occasions où contre une ou des reviews vous m’aviez sorti une ou des études isolées. C’est tout.
Pour le glyphosate, votre tweet est du cherry-picking : vous ne citez pas de synthèse de la littérature scientifique.— Mikаël Sаlson (@m_salson) 15 septembre 2018
Contacté, il n’a pas souhaité commenter, mais rien ne permet de penser qu’il a d’autres motivations que l’envie sincère de lutter contre le lobby, bien réel, de l’agro-industrie. S’il cessait d’intervenir sur l’article glyphosate, un autre prendrait probablement le relais, car Factsory est représentatif d’un authentique courant d’opinion en France. Ce n’est pas un groupe de pression structuré. Tout repose sur des convictions, et c’est une force considérable. Dans La Démocratie des crédules (PUF, 2013), le sociologue Gérald Bronner relevait que, tous sujets confondus, les « lanceurs d’alerte » sont systématiquement plus actifs que les sceptiques. À l’origine, l’encyclopédie en ligne fonctionnait avec un comité de validation scientifique. Elle prenait forme avec une lenteur si désespérante que les deux fondateurs, Jimmy Wales et Larry Sanger, ont lancé une œuvre coopérative. Le résultat est là : chaque pays a un Wikipédia à son image, somme de la totalité des connaissances, corrigée par les préjugés nationaux.