En reprenant les fourneaux du Taillevent, Giuliano Sperandio a redonné vie au temple de la gastronomie française. Ce chef, passé par les restaurants de plage et les étoilés, se montre aussi inventif et audacieux que respectueux de nos traditions culinaires.
Il y a dix ans, il tenait un petit restaurant de plage en Ligurie. Il y faisait griller langoustes et autres gamberoni achetés encore tout frétillants aux pêcheurs de San Remo, qui l’appelaient de leur bateau pour lui annoncer leurs prises. Aujourd’hui, le voici chef d’un des plus prestigieux « temples » de la cuisine française, situé dans l’ancien hôtel particulier du duc de Morny, à deux pas des Champs-Élysées : Le Taillevent. C’est l’une des dernières authentiques « maisons de restaurateur » où l’on va manger, non pas seulement pour le chef, mais pour jouir du théâtre de la gastronomie, de la salle, avec son art de servir et de recevoir, discret et chaleureux, sans lequel aller au restaurant s’apparente souvent à une punition !
Top Chef, Masterchef, il déteste!
Par sa force intérieure et sa douceur, Giuliano Sperandio fait penser au personnage incarné par David Carradine dans Kung Fu, la mythique série télévisée créée en 1972. Tel ce moine Shaolin errant au cœur de la violence du far west, Giuliano, depuis ses 14 ans, a tout connu des bas-fonds cachés du monde de la cuisine : en Italie, en Suisse, en Grèce, à New York, son parcours de cuisinier a été marqué par les coups, les insultes, les rapports dominants-dominés, mais il ne s’est jamais posé en victime. « C’était l’apprentissage de la vie ! Ce que j’en ai tiré, c’est une répulsion pour la compétition, telle qu’elle est célébrée de nos jours dans “Top Chef” ou “Master Chef”, ça, je déteste… Pour moi, la cuisine doit être heureuse et paisible, elle doit faire du bien tant pour celui qui la mange que pour ceux qui la font et la mettent en scène ! »
C’est là, sans doute, la raison de son succès fulgurant : depuis son arrivée en 2021, Le Taillevent fait salle comble. La grande cuisine française y est toujours célébrée scrupuleusement mais avec, cette fois-ci, un petit accent méditerranéen, une grâce, une légèreté, un humour, une audace, une lumière qui sont la patte de cet Italien hors du commun, dont la discrétion contraste avec le barnum des « Grands Chefs » dont l’ego a fini par « nous les briser menues » pour parler comme Lino Ventura…
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Jusqu’en septembre 2020, Giuliano Sperandio brillait au côté de Christophe Pelé, avec qui il formait, au Clarence (avenue Franklin-Roosevelt), un tandem de choc. Seulement voilà, malgré ses deux étoiles Michelin et le luxe inouï dans lequel il baignait, il s’ennuyait à mourir : « Au Clarence, le prince de Luxembourg (également propriétaire du Château Haut-Brion à Bordeaux), nous donnait tout ce que nous voulions : les produits les plus luxueux, les vaisselles les plus somptueuses, nous étions des enfants gâtés à bord d’une Ferrari… Soudain, j’en ai eu assez. J’ai ressenti le besoin d’un nouveau cadre, avec des contraintes, et surtout, je voulais savoir si j’étais capable d’être aussi créatif en étant le seul chef. »
Au même moment, Le Taillevent n’était plus qu’un champ de ruines, un Musée Grévin rance et figé dans le temps, très loin de l’âge d’or des trois étoiles Michelin décrochées en 1973. À l’époque, c’était le seul restaurant gastronomique où Serge Gainsbourg acceptait de porter la cravate, avec le nœud au milieu du torse.
Saveurs méditerranéennes nouvelles
En avril 2021, les frères Gardinier, propriétaires du restaurant, décident de donner carte blanche à Giuliano Sperandio dont le parcours atypique, les origines populaires et la personnalité singulière les fascinent.« En arrivant au Taillevent, j’ai découvert une cuisine vide avec des crottes de souris partout et une cave qui n’avait pas été nettoyée depuis sa création en 1951… J’ai commencé par faire le ménage moi-même. Puis j’ai constitué ma brigade en ne sélectionnant que des belles personnes. Pour moi, c’est la qualité humaine qui prime : on apprend à être des hommes avant d’être des professionnels ! Les gars me parlent ouvertement, sans crainte, et je leur laisse la liberté de dresser comme ils veulent les plats que j’ai conçus. » Mine de rien, cette capacité à déléguer, c’est ce que la plupart des managers et des petits chefs, en entreprise, ne savent plus faire, préférant humilier et rabaisser leurs salariés, ce qui nourrit le dégoût actuel pour le travail.
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Avec Christophe Pelé, Giuliano a appris la spontanéité et l’improvisation : « On arrivait le matin sans savoir ce qu’on allait faire, on inventait sans même se parler… C’était magique, mais ici, c’est impossible ! Les clients fidèles m’attendent au tournant, je dois respecter l’identité de cette maison qui est la célébration de la grande cuisine française. J’ai mis mon ego de côté. Je vis pour Le Taillevent et Le Taillevent vit à travers moi ! Je suis heureux. »
Quel destin que celui de ce fils d’ouvrier de San Remo, élevé à la trique et nourri à la pizza par ses patrons, devenu aujourd’hui le chef du plus parisien des restaurants étoilés !
Des saveurs méditerranéennes nouvelles sont venues enrichir la poularde aux écrevisses et la tourte au chevreuil… « Un seul plat m’a été imposé : le boudin de homard, inventé par le chef Claude Deligne au début des années 1970, que j’ai transformé en quenelle de langoustines ! »
Le plus frappant est de voir le nombre de clients étrangers qui viennent ici (Allemands, Américains, Anglais, Japonais), certains d’y trouver une cuisine française traditionnelle en voie d’extinction que le Guide Michelin et les médias dominants ont cessé de célébrer, comme si elle appartenait à un passé archéologique. Mais qu’est-ce qui est plus difficile à faire, servir du wasabi et de la sauce soja sur le bord de l’assiette ou mitonner une sauce grand veneur dans une belle casserole en cuivre pendant des heures ?
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La grandeur de cette maison est ainsi d’avoir su se renouveler tout en restant un théâtre vivant où tous les plats sont terminés en salle devant le client, comme le homard bleu flambé au whisky, la crêpe Suzette ou l’agneau de lait du Pays basque rôti à la broche avec des herbes et servi entier, comme au Moyen Âge, quand Taillevent était le cuisinier du roi.
Le Taillevent
15, rue Lamennais, 75008 Paris. Ouvert du lundi au vendredi soir.
Menu déjeuner en trois services à 90 euros.
www.letaillevent.com