Il vous reste un bon mois — jusqu’au 22 juillet — pour aller voir au Petit Palais, à Paris, la rétrospective Giovanni Boldini. Notre collaborateur en est ressorti ébloui — et pensif. La Belle Époque était belle, mais pas seulement.
Le sous-titre de l’exposition, « Les Plaisirs et les jours », est emprunté à Proust, qui publia sous ce titre en 1896, alors que la Recherche n’était même pas en chantier, un recueil de proses poétiques. C’est dire que le Petit Palais, avec cette rétrospective splendide de l’œuvre du maître italien, a décidé de nous immerger dans la Belle Époque — cette période de fastes et de crises coincée entre la défaite de Sedan en 1870 et la Grande Guerre. Quatre décennies virevoltantes et survoltées.
Boldini (1842-1931) est l’exact contemporain de Renoir, Cézanne ou Monet. Ne pas en déduire qu’il peint contre l’Impressionnisme : ses toiles, à bien y regarder, frisent parfois l’Abstraction lyrique, qui n’apparaîtra sous ce nom qu’après 1945. Voyez la crinière de ses Chevaux blancs, ou les frissons qui courent sur la soie des robes. Voyez ces miroitements de soie et de satin, et vous avez la substance d’un tableau de Zao Wou-ki ou Hans Hartung.
Bien sûr les visages sont traités avec un soin réaliste qui donne à la peau le même éclat que les tissus fabuleux dont ces belles dames sont drapées. Même éclat pour une même suspicion : quelque chose d’inavouable et de mortifère flotte derrière ces compositions élégantes. La Belle Époque est infiltrée sans cesse d’hystérie, et du sentiment morbide de la fin d’un monde. Ce haut sommet de civilisation flirte avec le désastre qui s’annonce.
Si ça vous rappelle le présent, ce n’est pas ma faute.
Car ces dames du meilleur monde (et quelques-unes du demi-monde) témoignent sans le vouloir de sa vanité. Les plumes de paon arborées par la marquise Casati ne sont pas là par hasard. Le fait que Rita de Acosta Lydig montre ses escarpins effilés n’est pas innocent, la belle possédait quelques 150 paires créées pour elle par le chausseur Pierre Lantorny. On n’est pas loin des records d’Imelda Marcos — ou pour passer de la Belle Epoque aux années folles, aux deux cents paires achetées en un an par Doris Delevingne, comtesse Castlerosse, l’une de ces hétaïres de luxe qui séduisit tout ce que l’Angleterre comptait d’héritiers, y compris Churchill pour qui elle posa — et goûta à son cigare : Stéphanie des Horts vient de dresser son portrait dans un ouvrage que je recommande à tous ceux que les grandes horizontales font rêver.
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Toutes sont d’une maigreur spectrale. La comtesse Bosdari passe pour avoir suivi une cure amaigrissante pour être digne d’être portraiturée par Boldini. Elles témoignent d’une tension extrême vers la perfection, leur beauté marche au bord du gouffre. Dans cet extrême soin de l’apparence, du style pour le style, se lit le manque de conviction, le désespoir devant la vieillesse qui vient, le désir de paraître à tout prix. Créatures de salons, de soirées à l’Opéra, de promenades au Bois. Un monde englouti sous le fracas de la Grosse Bertha.
Il y a fort peu de nus dans l’œuvre de Boldini — quelques Nymphes au clair de lune, et c’est tout. C’est que les robes dont il affuble ses modèles les déshabillent si bien, comme disait Théophile Gautier, que point n’est besoin de laisser voir un sein pour imaginer leur peau tout entière. L’érotisme certain de Boldini est dans le drapé, dans ces fleurs (voir le Portrait de Gertrude Elisabeth Blood) ou ces nœuds de tissu (Portrait de Miss Bell) qui souligne le décolleté en occultant les seins, ou dans ces tailles serrées dans des corsets ultimes — voir par ailleurs ce que j’ai pu écrire de cet attirail extravagant de la parure féminine.
Et c’est là que l’on retrouve Proust. Si le romancier a échappé à Boldini (il a posé pour Jacques-Emile Blanche, qui est d’un niveau très inférieur), son mentor, Robert de Montesquiou, est bien là. Montesquiou, c’est le dandy ultime (il servit de modèle au Des Esseintes de Huysmans, le héros multi-décadent de À rebours), la tante inavouée entourée de jolis jeunes gens dont il est le Pygmalion et sans doute le Socrate (le pianiste Léon Delafosse par exemple), l’homme qui imposa Proust à sa cousine la comtesse Greffulhe, plus tard elle-même modèle de la duchesse de Guermantes, comme Montesquiou sera celui de Charlus, l’homosexuel masochiste et vénéneux de la Recherche. Pour tout savoir sur lui et son époque, lisez donc l’Homme en rouge de Julian Barnes, qui vient opportunément de paraître en Poche.
Boldini témoigne de la perfection mortifère d’un monde pourrissant, que seul son style donne vie, comme si l’éternité était à chercher dans ces dentelles miroitantes. Une plongée dans l’apogée de la décadence, qui permet de méditer sur la façon dont, en somnambules effarés, comme disait si finement Henri Guaigno le mois dernier dans Le Figaro, nous plongeons vers les abîmes.
Julian Barnes, L’Homme en rouge, Folio-Gallimard
Stéphanie Des Horts, Doris, le secret de Churchill, Albin Michel, mai 2022
PS. Le Catalogue de l’exposition est impeccable d’érudition — mais un peu cher (39,90€). Pour une fraction de ce prix, le hors-série de Connaissance des arts est succinct mais assez complet, et bien plus abordable (11€).