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Gilles Kepel, prophète malgré lui

Entretien avec Gilles Kepel (1/2)


Gilles Kepel, prophète malgré lui
Gilles Kepel. Hannah Assouline

Gilles Kepel, à qui l’on doit les concepts de « mouvements islamistes », d’« islamo-gauchisme » et de « djihadisme d’atmosphère » est poussé à la retraite au moment où les phénomènes qu’il décrit depuis quarante ans redoublent de gravité. Avant sa quille, il a reçu Causeur dans son bureau de l’École normale supérieure. Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques.


Causeur. Il y a une dialectique existentielle entre votre parcours intellectuel et les soubresauts du monde arabo-musulman. Que vous ont appris, que vous ne saviez déjà, les massacres du Hamas en Israël et le nouvel assassinat d’un enseignant en France ?

Gilles Kepel. Le Hamas avait certes déjà effectué des prises d’otages, mais ne nous avait pas habitués à ce genre d’opérations. Le 7 octobre a mobilisé un autre imaginaire, celui de la razzia, qui a pour référence la chute de Constantinople en 1453, mais aussi les attentats du 11-Septembre, que les islamistes nomment « la double razzia bénie ». Il est intéressant d’ailleurs de savoir que le mot razzia vient de l’arabe ghazoua. J’ajoute qu’on assiste à une sorte de « daechisation » par l’image du Hamas, avec la diffusion sur le Web d’images réelles de cruauté extrême. On a vu par exemple une fille attachée les mains dans le dos et balancée dans une Jeep. Cela convoque l’imaginaire du viol. Mais cela rappelle aussi des scènes de la Shoah par balles et de la liquidation du ghetto de Varsovie.

Y a-t-il une ligne de continuité du Hamas à Arras ?

Jusqu’à un certain point oui. C’est, ici et là, le même djihadisme d’atmosphère, et la même ambiance d’impunité, qui conduit certains à penser que l’on peut tuer des gens parce qu’ils sont des non-musulmans, juifs ou pas. Mais pour l’affaire d’Arras, on a aussi tous les enjeux propres aux Tchétchènes en France, avec un schéma de massacre qui ressemble plutôt à celui qu’ils utilisaient contre la colonisation tsariste.

Le Hamas a-t-il selon vous obéi à des ordres extérieurs ?

Mon hypothèse est que les gardiens de la révolution iranienne ont été les organisateurs de tout cela. Car il faut un service de renseignement pour faire un coup pareil, et ce sont des spécialistes en la matière. Comme Al-Qaïda en 2001, ils ont voulu montrer que leur ennemi est un colosse aux pieds d’argile. Pour ce faire, ils ont profité d’une faille dans la cuirasse israélienne, rendue possible par l’agenda politique de Benyamin Netanyahou, qui avait dégarni sa frontière sud pour faire plaisir à son extrême droite.

Mais l’alliance entre les Iraniens chiites et le Hamas sunnite n’est-elle pas contre-nature ?

Ça fait des années que l’Iran est le patron non seulement organisationnel, mais aussi stratégique du Hamas, qui est aujourd’hui à l’avant-garde de ce que les Iraniens appellent « la pointe de la résistance » antisioniste et anti-impérialiste, mais aussi anti-sunnite, allant de Téhéran au Hamas en passant par le Hezbollah. Dans ce processus, vous avez aussi des intermédiaires, comme le Qatar, qui a financé le Hamas avec le soutien de Netanyahou.

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Et même avec sa bénédiction, puisque le Qatar payait les fonctionnaires palestiniens…

Le Premier ministre israélien a longtemps facilité la livraison par avion de valises de cash destinées au Hamas. Elles arrivaient tous les mois à l’aéroport Ben-Gourion de Tel Aviv, en provenance de Doha, pour être ensuite transportées dans des jeeps par des agents du Mossad jusqu’à la frontière de Gaza, où elles étaient remises aux services égyptiens.

Pourquoi le djihadisme sunnite est-il si en retrait dans cette nouvelle séquence ?

Il est désemparé, car il n’a plus de patron étatique. L’Arabie de Mohammed Ben Salman lui a fermé tout soutien et financement. Quant au Qatar et à la Turquie qui, par hostilité à l’Arabie Saoudite, étaient autrefois les sponsors des Frères musulmans, ils mesurent à présent leur appui à ces derniers, désormais tenus comme des « tocards », et se sont réconciliés, bon an mal an, avec Riyad.

L’antijudaïsme musulman, qui est antérieur à l’histoire d’Israël, est-il constitutif de l’islam ?

Tout dépend de l’interprétation, comme dans toutes les religions. Vous avez ce fameux hadith attribué à Mahomet, et très souvent cité, selon lequel, à la fin des temps, il n’y aura plus qu’un musulman et un juif ; le juif se cachera derrière un arbre, et l’arbre dira : « Oh musulman, le juif est caché derrière moi. Viens et tue-le ! » Des gens qui prennent des choses pareilles au pied de la lettre sont parfaitement motivés à commettre des massacres comme ceux du Hamas.

Y a-t-il une chance de le voir régresser un jour dans le monde musulman ?

Ça s’est passé quand le monde musulman s’est sécularisé.

Nasser n’était pas tellement moins antisémite que les islamistes…

Il n’aimait pas beaucoup les juifs, c’est vrai. Mais c’était un ennemi nationaliste d’Israël, il n’était pas lui-même religieux. Pour preuve, il s’est abondamment moqué des Frères musulmans, et il en a envoyé beaucoup à l’échafaud.

Le risque d’embrasement général est-il sérieux d’après vous ?

S’il ne l’était pas, les agendas politiques internationaux n’auraient pas été dérangés comme ils l’ont été. Tous les dirigeants le savent, dès lors que l’image d’invincibilité d’Israël a été sérieusement mise à mal, il a un gigantesque problème de crédibilité militaire. Pour que les gouvernements arabes aient un intérêt à reprendre la normalisation de leurs relations avec l’État hébreu, celui-ci doit de nouveau prouver qu’il a une capacité guerrière fabuleuse, ce qui suppose d’écrabouiller le Hamas à Gaza. Au risque de provoquer dans l’opinion publique arabe des soulèvements très difficiles à gérer pour… lesdits gouvernements arabes.

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Venons-en à votre livre. En 300 pages passionnantes, on revisite avec vous quarante ans d’étude du monde musulman, que vous avez sillonné d’Assiout à Montfermeil, quarante ans d’allers-retours entre livres et terrain.

C’est effectivement un mélange entre le retour d’expérience et l’analyse des bouleversements du monde. Ma part de subjectivité a subi l’épreuve du réel. Et il a aussi une dimension de combat, car je relate ma lutte contre la persécution des institutions universitaires.

On vous sent un peu mélancolique. Éprouvez-vous un certain désenchantement quant à l’évolution du monde arabo-musulman ?

Je suis entré dans la carrière à partir d’une curiosité pour ce qu’on appelait, à l’époque, le fondamentalisme ou l’intégrisme musulman, phénomène pour lequel j’ai créé un syntagme : « mouvements islamistes ». À l’époque, les étudiants du Quartier latin s’intéressaient plus à la barbe de Che Guevara qu’à celle du Prophète et des militants islamistes qui étaient le fer de lance de l’opposition contre Sadate. À Sciences-Po, j’ai eu la chance d’intéresser à mes travaux un entrepreneur universitaire qui s’appelait Rémy Leveau. Il était pétri de culture chrétienne, moi j’étais un athée de culture vaguement catholique et de parents communistes, mais fasciné par la philosophie grecque. Après avoir appris l’arabe, je suis donc parti à Assiout, ville d’origine de mon maître, Plotin, philosophe néoplatonicien du IIIesiècle. Mais ces mouvements musulmans n’intéressaient personne, ni les tiers-mondistes qui tenaient le haut du pavé et me tenaient pour un agent du sionisme, ni les diplomates qui se demandaient pour qui se prenait ce gars de 25 ans. Et puis, le 6 octobre 1981, Sadate est tué par ceux que j’étudiais, et là tout le monde me consulte. Je crois que j’ai toujours eu un peu de flair.

Les assassins du président Anouar el-Sadate brandissent un Coran, lors de leur procès au Caire, 6 mars 1982. ©AP Photo/APHS152/Sipa

Bien plus tard, vous forgez le néologisme « islamo-gauchisme »…

Oui, et cela m’est reproché aujourd’hui par des musulmans – et par des gauchistes – qui n’ont pas forcément tort. Ce terme donne le sentiment qu’on englobe la totalité des deux groupes y compris ceux qui vomissent les Frères musulmans.

L’important, c’est le trait d’union… Comment décririez-vous l’évolution des sociétés musulmanes ?

Elle est paradoxale. D’une part, il y a eu une salafisation générale, encouragée par les pouvoirs conservateurs, qui se sont brûlés à ce jeu. Mais, d’autre part, qui aurait imaginé que je verrais un jour à Menton, comme cet été, des princesses saoudiennes en short côtoyant des converties bretonnes en niqab ? Dans la péninsule Arabique, les Frères musulmans ne sont plus dans le coup, ils ont atteint leur acmé dans les années 2010, quand le Qatar payait, pour emmerder les Saoudiens. Aujourd’hui, Erdogan, qui ne sait plus quoi faire pour avoir des pétrodollars, les a interdits en Turquie. Désormais, le paradis des Frères musulmans, c’est l’Europe – en particulier Bruxelles et la Seine-Saint-Denis.

Le Hamas vient tout de même de faire une sacrée démonstration de force, pour un mouvement en perte de vitesse, non ?

En effet, c’est exceptionnel, mais ils sont sous perfusion iranienne et ils ont repris le flambeau de la cause palestinienne, du fait de l’impéritie de Mahmoud Abbas.

La suite demain.

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Novembre 2023 – Causeur #117

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

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