Gilles Kepel est un personnage déroutant, tour à tour charmeur, médiatique et cynique. Son dernier ouvrage est à son image. Passion arabe échappe en effet à toute classification. Le sous titre Journal 2011-2013 renforce cette impression puisque les chapitres portent comme titre les dates et les destinations des voyages effectués par Gilles Kepel ces deux dernières années.
Ce monde arabe, Kepel le montre en pleine mutation après les printemps de 2011 et il en dresse un bilan mitigé. Dans les pays qui ont renversé une dictature, les élections ont suscité beaucoup d’espoir mais certaines catégories de population ont rapidement déchanté, notamment les jeunes révolutionnaires et les femmes. L’auteur recueille de nombreux témoignages de Tunisiens et d’Égyptiens déçus par la lenteur des réformes économiques et sociales, et à cette déception s’ajoute la crainte de voir se créer un Etat où la loi coranique serait la seule base juridique. Le lecteur est entraîné par l’auteur dans les arcanes des négociations entre les partis religieux, notamment les deux principaux : Frères musulmans et salafistes.
Kepel connaît bien ces milieux et décrypte le discours de leurs leaders ainsi leur attitude ambiguë envers les médias occidentaux : l’auteur était en effet souvent accompagné d’une équipe de télévision de France 3. Ces dirigeants politiques ou religieux sont souvent sous influence étrangère en raison du financement dont ils bénéficient : l’Arabie saoudite finance les salafistes, le Qatar les Frères musulmans, et l’Iran le Hezbollah libanais (et le régime syrien). Selon Gilles Kepel, ce sont cependant les alliances locales qui priment sur cette aide externe pour s’emparer du pouvoir.
Dans les autres pays, les conséquences des révolutions sont plus ou moins sensibles. Au Yémen d’où le président a été chassé, la situation est bloquée par une inertie endémique que l’auteur attribue avec humour à la consommation effrénée de qat, la drogue locale. Sur la Syrie enfin, l’auteur est très pessimiste et constate avec tristesse l’islamisation de la société et du discours des chefs de la résistance. Cela le frappe d’autant plus qu’il a connu ce pays il y a quarante ans et qu’il y a vécu des jours heureux : le lecteur perçoit une grande nostalgie au détour de certaines phrases.
Le monde arabe semble donc profondément travaillé par la question religieuse avec toutes ses implications sociales, au moment où plusieurs pays doivent choisir une nouvelle définition de l’Etat.
Peu à peu, s’esquisse un autoportrait de l’auteur. Kepel se présente dès le début du livre comme un « arabisant » et un « orientaliste », deux qualificatifs un peu surprenants. Arabisant il l’est certainement puisqu’il parle parfaitement l’arabe dans toutes ses nuances. Quant à orientaliste cela renvoie tout de même à l’Orientalisme en art, donc à une vision européenne faussée du Moyen-Orient. Kepel assume d’ailleurs sa fascination pour le monde arabe héritée d’un voyage fait à dix-neuf ans, il avoue avoir été naïf dans sa jeunesse et avoir fantasmé sur les récits de voyage des Orientalistes (Pierre Loti entre autres). Cette attitude semble pourtant contredire l’objectivité tant revendiquée et il en découle un problème de structure dans l’ouvrage.
Les anecdotes très personnelles, les souvenirs, les citations littéraires ou historiques ne s’articulent pas toujours bien avec les interviews de leaders islamistes ou les récits des combats en Libye. Le lecteur perd le fil des événements politiques dans plusieurs chapitres et la récurrence des récits du passé à la première personne finit par donner l’impression d’une autobiographie.
On pourrait même détecter une certaine complaisance de l’auteur à se raconter, à détailler ses relations avec les grands chefs politiques et ses aventures en temps de guerre. Un doute s’insinue : s’agirait-il d’une mise en scène ?
Les souvenirs affluent, les digressions se multiplient et l’auteur règle ses comptes avec ses détracteurs. Il se raconte avec un plaisir évident, même lorsqu’il s’agit de souvenirs très personnels. Passion arabe apparaît finalement comme une œuvre hybride : ni un reportage, ni une autobiographie et très peu un journal, peut-être un autoportrait par défaut ?
Passion arabe, Journal 2011-2013, Gilles Kepel, Gallimard.
*Photo : mikeporterinmd.
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