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Gilles Kepel: «Le venin du djihadisme d’atmosphère se répand désormais dans une partie de la jeunesse»

Entretien avec Gilles Kepel (2/2)


Gilles Kepel: «Le venin du djihadisme d’atmosphère se répand désormais dans une partie de la jeunesse»
Gilles Kepel © Hannah Assouline

Gilles Kepel, à qui l’on doit les concepts de « mouvements islamistes », d’« islamo-gauchisme » et de « djihadisme d’atmosphère » est poussé à la retraite au moment où les phénomènes qu’il décrit depuis quarante ans redoublent de gravité. Avant sa quille, il a reçu Causeur dans son bureau de l’École normale supérieure. Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques.


Relire la première partie.

Après la déconfiture d’Al-Qaïda et celle de Daech, vous sembliez penser que l’islam politique vivait son crépuscule.

Non, il mute. Quand j’ai publié, en 2000, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme, la presse, se contentant du titre, a annoncé faussement que j’annonçais la fin de l’islamisme ! En réalité, je me demandais pourquoi, après la victoire du djihad afghan dans les années 1980, les djihadistes n’avaient pas réussi dans les années 1990 à transformer l’essai en Égypte, en Algérie, en Bosnie, en Tchétchénie. Du reste, Ben Laden a fait exactement la même analyse. Le 11-Septembre est un message de l’islamisme sunnite aux masses musulmanes qui n’ont pas soutenu le djihad après la victoire de 1989 contre l’Armée rouge, chassée de Kaboul. Il veut leur montrer qu’il n’y a plus d’hyperpuissance, plus de domination culturelle et militaire de l’Occident. Al-Qaïda sera liquidée ultérieurement, en 2006, par les chiites en Irak, mais son message est toujours actif. C’est aussi la réponse du berger sunnite à la bergère chiite. Ben Laden remporte le 11-Septembre une victoire médiatique dont Khomeiny avait privé les vainqueurs de Kaboul par sa fatwa contre Rushdie du 14 février 1989, obnubilant leur succès.

Par la suite, vous analysez l’évolution du djihadisme selon une dialectique hégélienne…

En effet. D’abord l’affirmation (le djihad contre l’ennemi proche – 1979-1998), puis la négation (le djihad contre l’ennemi lointain, Al Qaïda, 1998-2006), et enfin le dépassement (Daech, à cheval entre le Levant irako-syrien et l’Europe, 2006-2019). Et ces trois phases correspondent à trois moments médiologiques, dirait Debray. Pour la phase 1, j’ai dû aller à Kaboul en 1997 dans l’ex-hôtel Intercontinental transformé en mosquée pour dénicher le livre d’Abdallah Azzam, un Palestinien qui était l’intellectuel du djihad d’alors. Dans la phase 2, on assiste à la naissance d’Al Jazeera, vecteur cathodique par excellence d’Al-Qaïda : la télévision ne vient plus seulement d’Occident. La phase 3 commence le 14 février 2005 en Californie quand YouTube reçoit sa licence d’exploitation et ça change tout : le support de Daech est numérique. Vous pouvez prendre un otage, l’égorger, le filmer et diffuser instantanément sur Facebook live. On passe du djihadisme léniniste et pyramidal d’Al-Qaïda, au djihadisme en réseaux théorisé par le Syrien Abou Moussab al-Souri. Lequel a fait ses études à Jussieu au moment où Gilles Deleuze était la star absolue des campus parisiens, avec sa théorie du rhizome révolutionnaire. Bien sûr, personne n’a lu Souri, qui a publié des milliers de pages indigestes en arabe, mais l’âge numérique mâchouille tout cela sur les réseaux à coups de likes, on n’identifie plus qui a écrit quoi. Ce processus dialectique aboutira ensuite à ce que j’ai nommé le « djihadisme d’atmosphère », un syntagme qui a fait le buzz…  et qui est à son tour repris partout, anonymisé au fil des retweets, de sorte que presque plus personne ne me l’attribue !

Moussab al-Souri, théoricien du djihadisme en réseaux. D.R

Comment se diffuse ce djihadisme d’atmosphère?

Quand des influenceurs en ligne vous serinent que le monde est divisé entre les croyants et les kouffars (mécréants), dont le sang et les biens sont licites, comme ceux des « apostats » (murtadd – tout musulman non fréro-salafiste), piller des magasins dans une émeute comme celle qui a suivi la mort de Nahel en juin, revendre les Nike volées sur Leboncoin, et tuer des flics si possible, est considéré comme hallal au nom de cette interprétation incontrôlable de la chari’a par des imams numériques invisibles et autoproclamés.

Résultat, dans la jeunesse, l’imprégnation islamiste est générale.

En tout cas, elle est devenue très forte, fût-ce de manière inconsciente, du fait des réseaux sociaux. De plus, il faut compter avec la nouveauté mélenchoniste. La gauche extrême a décidé que, pour détruire et remplacer la gauche républicaine, il fallait épouser et même renforcer la clôture et l’assignation à résidence identitaire en lieu et place de la lutte des classes. Sa stratégie électorale s’appuie sur des influenceurs religieux qui appelleront à voter LFI – comme les curés d’antan faisaient voter leurs paroissiens pour les hobereaux : avec 300 voix sûres dans une ville de banlieue populaire de 30 000 habitants, vous passez très facilement, puisque plus grand-monde ne vote. Et si l’imam enligne dit « c’est le seul qui nous défend », les internautes qui le suivent voteront Mélenchon. Mais cette stratégie s’est retournée contre son auteur : les tweets de Mme Panot & Cie sur la situation en Israël et en Palestine ont abouti à fracturer pour de bon la Nupes, et donc à lui aliéner de nombreux électeurs horrifiés…

Nous vivons aussi à l’âge du déni. Depuis quarante ans, on n’a rien vu et on a criminalisé ceux qui voyaient. Comment l’expliquez-vous ?

Je citerai d’abord un enjeu cognitif : la plupart des gens qui ont travaillé sur ces dossiers ne connaissent pas l’arabe et prétendent que c’est « inutile pour comprendre quoi que ce soit à l’islam en France », selon le célèbre apophtegme d’Olivier Roy, qui a eu une influence décisive sous Sarkozy et Hollande, et sur le personnel politique qui s’est converti ensuite au macronisme d’opportunité. Et puis, il y a cette culpabilité postcoloniale qui, au lieu de s’émousser, s’aggrave – « c’est notre faute si « ils » sont si hostiles, « nous » avons péché, on doit expier. Le bla-bla décolonial à l’Université, qui s’adresse à une jeunesse se réinventant une mémoire à défaut de connaître l’histoire, fournit cette bouillie conceptuelle. Enfin, je refuse de passer sous silence les conséquences dévastatrices de la désindustrialisation. Dans les années 1970, les enfants de prolos algériens allaient dans les colonies de vacances de la CGT, socialisaient avec des gosses de Polonais, de Portugais, d’Italiens, de Bretons et d’Auvergnats, et fréquentaient l’école de la République, école de l’exigence qui a fabriqué la génération de Français dont le fils d’un métèque tchèque et d’une provinciale azuréenne que je suis fait partie. Rien à voir avec l’école de la pseudo-bienveillance et du relativisme moral d’aujourd’hui.

Ce déni a contaminé les cénacles diplomatiques, voire policiers.

En 2012, les massacres par Mohammed Merah de militaires « apostats » à Montauban, puis à l’école juive de Toulouse ont lieu durant la campagne présidentielle : le patron de la DRCI à l’époque explique que Merah est un loup solitaire – circulez il n’y a rien à voir. Trois ans plus tard, c’est Charlie, puis le Bataclan… et on connaît la suite – jusqu’à l’assassinat du professeur Dominique Bernard à Arras. Voilà à quoi ont abouti l’effondrement des études arabes et l’impéritie de notre classe politique. Sous Emmanuel Macron, l’écoute a été meilleure au sommet de l’État que pendant les deux quinquennats précédents. Hélas, même quand la prise de conscience advient au sommet, la mise en œuvre achoppe sur la résilience de l’État profond, c’est la logique routinière des administrations marquées par le déni qui l’emporte.

Attentat au lycée d’Arras, 13 octobre 2023. D.R

À gauche, le terra-novisme suggère explicitement d’abandonner les prolos au profit des immigrés, et aujourd’hui à l’islamo-gauchisme.

Au début du septennat de Mitterrand, Rémy Leveau m’a conseillé de me pencher sur ce qui se passait dans les usines occupées où les ouvriers priaient vers La Mecque. Contrairement aux sociologues de l’immigration, j’ai tenté de penser ce qui se passait en France à partir des outils conceptuels que j’avais forgés en Égypte. Les Banlieues de l’islam a eu une très bonne presse, mais a fait scandale à l’Université. Identifier le langage de l’islam politique, c’était porter atteinte à l’image de la classe ouvrière. On ne me critiquait plus pour avoir découvert l’existence des islamistes, mais pour conserver une distance critique à leur endroit.

Et vous finissez excommunié pour islamophobie.

Oui. Après le 11-Septembre se met en place un système de justification ambigu, que j’observe lors d’une tournée au Moyen-Orient : en public, « c’est pas nous, c’est les juifs » (le fameux fax prétendument envoyé aux juifs travaillant dans les tours jumelles les enjoignant de ne pas aller au boulot ce jour-là) ; en privé on applaudit fréquemment, cheh ! – « bien fait », comme on dit dans les dialectes maghrébins. Dans la foulée s’élabore une forme de victimisation préventive permettant de traiter d’islamophobe toute personne critiquant un quelconque aspect de l’islamisme radical. Ce concept, mis en circulation par les islamistes britanniques, veut se plaquer sur l’antisémitisme. À cette différence que l’antisémitisme ne se préoccupe pas du contenu des Écritures bibliques, mais stigmatise les juifs comme individus ou peuple chargés de tous les vices. Alors que ce qui est interdit, au prétexte de lutter contre la haine antimusulmane, c’est la lecture critique des textes sacrés, y compris des gloses les plus littéralistes, extrémistes et décontextualisées qui envahissent sans partage le Web aujourd’hui. Vérifiez un concept islamique sur Wiki : les moteurs de recherche vous renvoient systématiquement vers la version salafiste.

Après la négation, la minimisation. L’influence islamiste ne concernerait qu’une minorité infime des musulmans de France.

Si vous considérez que les lois de la République sont issues d’un peuple de mécréants et que ce qui compte c’est l’allégeance à la charia révélée par Dieu, on a un véritable problème de vie sociale ensemble. Et cela prépare le terrain pour tout le reste. Prenez le Tchétchène qui a tué Samuel Paty. On lui dit « voilà un mécréant qui a blasphémé mon prophète », il prend un couteau et va décapiter un professeur à la sortie du collège de la République. Cela montre que le séparatisme politico-religieux ouvre une voie incontrôlable, sur une trajectoire qui part de l’abaya et peut conduire jusqu’au djihad. Pour vous répondre sur la proportion, on n’a pas établi de statistique fiable, mais au vu de mon demi-siècle d’expérience, je pense qu’une grande majorité de nos concitoyens musulmans qui sont intégrés dans la société française autant que moi n’en ont rien à faire, du djihad. Cependant le venin du djihadisme d’atmosphère se répand désormais dans une partie de la jeunesse, via les influenceurs des réseaux sociaux.

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Ce climat pesant a-t-il ralenti la recherche française ?

J’ai dû quitter Sciences-Pôle, pour un mélange de raisons idéologiques et de mauvais management, et aujourd’hui NormaleSup me pousse dehors, pour des raisons exclusivement idéologiques – la nouvelle direction subit à mon sens la pression woke. Le master Moyen-Orient Méditerranée, que j’avais créé, a été fermé subrepticement sans que personne ne m’en avise. Mes étudiants m’ont alerté, il avait disparu des formations proposées, rayé de l’ordinateur. On crée à la place un master Sud global, syntagme issu de l’idéologie décolonialiste.

En somme, plus les mouvements islamistes s’installent dans nos sociétés, moins nous les connaissons et ça ne va pas s’arranger…

En effet, les procès en sorcellerie pour islamophobie visent à faire peur et à dissuader les jeunes collègues de travailler sur ces sujets à problèmes. De plus, pour des raisons diverses, notamment de discrimination positive, un grand nombre de comités de recrutement sont contrôlés par la mouvance islamo-gauchisme. C’est aussi pour dénoncer cela que j’ai écrit ce livre au titre ironique. Son succès de librairie, les multiples interventions que j’ai dû faire dans les médias pour expliquer la situation au Moyen-Orient, qui confirme hélas ce que je prêche dans le désert depuis la décennie 1980, ont changé la donne. Les instances universitaires, qui feignaient de ne pas entendre, ne pourront pas tenir éternellement dans cette attitude. D’autant que la représentation nationale commence à s’inquiéter de la situation à l’Université.

Quand êtes-vous effectivement congédié ?

Le 31 décembre 2023, notre chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure de Paris est fermée, les financements sont arrêtés. Comme on peut le constater, ce sujet n’a plus aucune actualité, et la contribution de mes étudiants et moi-même à l’élucidation des drames que nous vivons est socialement et intellectuellement inutile. J’ai déjà été placé en surnombre, quelque part entre les limbes et le purgatoire… On m’a même signifié par lettre recommandée du président de l’université le refus des quelques mois manquants pour pouvoir bénéficier d’une retraite complète, cette mesquinerie dépasse l’entendement. Quoi qu’on pense de mon travail, je suis probablement l’orientaliste français le plus connu dans le monde et le plus traduit, des États-Unis au monde musulman… Nul n’est prophète en son pays !

Prophète en son pays

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Novembre 2023 – Causeur #117

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

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