Dans ses articles critiques des années 1960, le jeune François Truffaut fustigeait le cinéma de papa qu’incarnait Gilles Grangier (1911-1996). Proche de Gabin et Audiard, le réalisateur du Cave se rebiffe est pourtant passé à la postérité.
François Truffaut a manifesté dans quelques-uns de ses textes, avec un réel talent de polémiste et une cruauté inutile, un évident mépris à l’endroit d’un certain nombre de cinéastes, qui ne méritaient pas l’indignité où il les rejeta. Parmi ses victimes, Gilles Grangier (1911-1996). Ce dernier demeure, parfois, mal jugé par la critique « honorable », encore gouvernée par la malédiction qui le frappa. Or, le temps a fait justice des sarcasmes truffaldiens : Grangier mérite, lui aussi, sa place dans le grand mouvement qui sut établir et renouveler la fantaisie et la fiction françaises à l’écran dans la seconde moitié du XXe siècle.
La cinéphilie contre le cinéma
Au mois de janvier 1954, un article retentissant paraît dans le n° 31 des Cahiers du cinéma, une revue mensuelle à l’influence grandissante, fondée en 1951 par André Bazin, Léonide Keigel, Jacques Doniol-Valcroze et Joseph-Marie Lo Duca. Autour d’eux, et surtout d’André Bazin, personnage considérable et peu connu, mort prématurément (1918-1958), des jeunes gens énervés, brillants, injustes, contribuent, par leurs écrits, à créer un bouillonnement culturel qui ne sera pas sans conséquence sur le cinéma français, mais aussi international. Ces « Jeunes Turcs » (ainsi que les qualifie Bazin) forment un commando.
L’article en question porte un titre banal : « Une certaine tendance du cinéma français ». L’auteur se nomme François Truffaut (1932-1984). Il s’y exerce au tir à vue sur les metteurs en scène qui incarnent, selon lui, la « qualité française », qu’il exècre. Il fustige tous azimuts : médiocrité d’inspiration, conformisme du « réalisme psychologique » qui baigne leurs productions, exercice presque illégal du métier de metteur en scène. Si ces hommes sont habiles, ils sont définitivement incapables de servir le dieu cinématographe, que Truffaut (et Les Cahiers) vénère, et que seul un artiste-réalisateur a le droit d’invoquer. Il reproche à ses victimes d’abandonner les prérogatives de leur statut.
Truffaut donne les noms bien sûr : Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, René Clément, Yves Allégret, Marcel Pagliero, André Cayatte. Il cite également Gilles Grangier, comme on désigne vaguement quelque chose de la pointe de son soulier… Ne commet-il pas alors, une erreur de jugement ? Les Cahiers sont le reflet de la cinéphilie, c’est-à-dire « un monde clos, dans toute sa pureté et sa folie » (François Truffaut).
Gilles Grangier, cinéaste de la diversité
Gilles Grangier mérite amplement le titre d’« homme cinéma », qu’on attribue, légitimement, à François Truffaut. Très jeune, ce Parigot pur macadam n’envisage d’autre avenir que dans l’univers cinématographique. Tout l’enchante, et principalement l’incarnation d’une fiction par des femmes et des hommes : « Tout gosse, j’étais fasciné par l’écran. J’entrais dans une salle de quartier, je m’asseyais, j’étais heureux comme un môme, c’est le cas de le dire. Un type imaginait une histoire, écrivait des dialogues, des acteurs donnaient à tout cela une apparence : c’était l’invention du siècle, celle de mon époque. Je voulais faire ce truc, et rien d’autre ! ».[tooltips content= »Toutes les citations de Gilles Grangier sont extraites d’un entretien avec l’auteur, le 26 mai 1994. »]1[/tooltips]
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Grangier, donc, est Parisien d’abord, et Français, comme d’autres sont New-yorkais et Américains, Romains et Italiens. Il est le fruit d’un terroir urbain, qui nourrit son imagination de ses silhouettes, de son langage. De 1943, date de sortie d’Adémaï bandit d’honneur, son premier film, à Gross Paris (1975), le dernier, il signe quelque 50 films ! Tous ne sont pas inoubliables, certes, mais tous nous disent quelque chose des péripéties françaises au cours de trente années. Et tous sont les produits de la grande diversité nationale.
Mais revenons à François Truffaut. Pourquoi tant de haine ?
Avec cet article dans Les Cahiers du cinéma, Truffaut ouvre les hostilités : le cinéma français « académique » dissimule une sévère maladie de langueur, qui finira par le tuer. Les responsables du mal doivent s’effacer : « Mais pourquoi – me dira-t-on – pourquoi ne pourrait-on porter la même admiration à tous les cinéastes qui s’efforcent d’œuvrer au sein de cette Tradition et de la Qualité que vous gaussez avec tant de légèreté ? Pourquoi ne pas admirer autant Yves Allégret que Becker, Jean Delannoy que Bresson, Claude Autant-Lara que Renoir ? Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d’un cinéma d’auteur. Au fond Yves Allégret, Delannoy ne sont que les caricatures de Clouzot, de Bresson. Ce n’est pas le désir de faire scandale qui m’amène à déprécier un cinéma si loué par ailleurs. Je demeure convaincu que l’existence exagérément prolongée du réalisme psychologique est la cause de l’incompréhension du public devant des œuvres aussi neuves de conception que Le Carrosse d’or, Casque d’or, voire Les Dames du bois de Boulogne et Orphée. »[tooltips content= »Le Carrosse d’or : Jean Renoir, 1953 ; Casque d’or, Jacques Becker 1952 ; Les Dames du bois de Boulogne, Robert Bresson, 1945 ; Orphée, Jean Cocteau, 1950. Quatre œuvres majuscules ! »]2[/tooltips]
René Bazin aurait souhaité un peu moins de vivacité pamphlétaire dans la dénonciation. Qu’importe ! François Truffaut, sorti du bois avec ce coup d’éclat, veut développer sa démonstration. Il trouvera ailleurs, dans le magazine Arts, l’aventure journalistique, le mode d’expression bien propre à lancer des assauts répétés contre Tradition et Qualité, auxquelles il accorde deux majuscules de déférence sarcastique.
Truffaut chez les Hussards
Les intelligences de l’après-guerre valaient bien les nôtres. Il suffit, pour s’en convaincre, de confronter deux publications : Le Nouveau Magazine littéraire, que Claude Perdriel, en 2018, confia d’abord à Raphaël Glucksman, et Arts, revue fondée par Georges Wildenstein, galeriste renommé.
Au début des années cinquante, Wildenstein nomme Louis Pauwels, puis Jacques Laurent à la rédaction en chef de Arts. Esprit délié, frondeur, indépendant, Jacques Laurent rassemble ses frères spirituels, les Hussards, de droite, surtout, et de gauche, tous unis par le talent : « J’avais rêvé d’un numéro de Arts où un boxeur eût rendu compte de la dernière pièce de Samuel Beckett, Daniel Rops, des Six-Jours, Jouhandeau, du baptême de Caroline Kelly. »[tooltips content= »Caroline Grimaldi, fille du prince de Monaco et de Grace Kelly »]3[/tooltips] Il donne une seule consigne : « De l’humeur, du parti-pris, du style ! »
Des talents neufs, accablés par l’ennui de l’engagement existentialiste et incapables de la moindre génuflexion marxiste, se reconnaissent dans le projet « laurentien » : Roger Nimier, Michel Déon, le jeune Guy Dupré, André Fraigneau, Roland Laudenbach, Jacques Perret, Jean-Louis Bory, Jean Cocteau, et même Jean-Luc Godard. On y croise aussi Jean Giono, Marcel Jouhandeau, Roger Vailland. Bernard Franck, snob, féroce et perspicace, se méfie d’abord de ces gaillards, qu’il juge infréquentables par un social-démocrate sartrien tel que lui ! Mais il ne résiste pas longtemps à la séduction que ces « hussards » exercent sur la France rebelle et sur Saint-Germain-des-Prés.
François Truffaut y donne une excellente chronique cinématographique. C’est là qu’il argumentera vraiment en faveur du cinéma d’auteur. Arts cessera de paraître en 1966.
L’ennui progressiste, le plaisir « à la hussarde »
À présent, comparons : le n° 1 du Nouveau Magazine littéraire paraît en janvier 2018. Son directeur se déclare résolument hostile au « repli sur soi, au déclinisme ». Il déclare que l’heure est venue de « tourner la page ». Ce que nous faisons. Las ! Dans ce numéro de renaissance de feu Le Magazine littéraire, nous découvrons un article de Najat Vallaud-Belkacem. Dans une langue de plomb que seul un apparatchik médaillé de Solférino peut encore manier sans rire, elle en appelle à « la génération qui inventera le socialisme de demain ». Inutile de poursuivre la lecture. Peu de temps après, Claude Perdriel, le vrai patron, trouva un remplaçant à M. Glucksman…
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Et voici Arts : par exemple, le n° 624 (19-25 juin 1957), la couverture annonce une confession de Louis-Ferdinand Céline, malicieusement guidée par André Parinaud, avec ce chapeau phénoménal : « Je suis un pauvre homme brisé qui n’a qu’une force : sa haine et son style ». André Breton déclare : « Ce qui manque à l’art moderne, c’est la magie ! » Nous voilà, cinquante ans plus tard, aussi conquis, captifs d’une sorcellerie de presse. Arts, rétif au conformisme, était peut-être « à droite », c’est-à-dire ailleurs ; Le Nouveau Magazine littéraire, sous la conduite de M. Glucksman, réussit sans éclat à diffuser un ennui profond. Il voulait être « progressiste »…
Le dernier « rétro »
Truffaut deviendra un réalisateur talentueux, souvent touché par la grâce, avec des films inégaux. Il prendra quelque distance avec ses emportements de jeune homme ambitieux. Il est assez piquant d’observer que Le Dernier Métro constitue un hommage, sans doute involontaire, au cinéma de papa. Grangier s’en est amusé : « Le Dernier Métro, c’est une bonne histoire, à peu de chose près, un film à l’ancienne : c’était bien la peine de critiquer les vieux ! Sur le coup, je n’ai pas aimé me retrouver dans le papier de Truffaut, mais je suis vite passé à autre chose. Professionnellement, j’ai un peu souffert de la Nouvelle Vague ; heureusement, j’avais mes producteurs, Dorfmann, Raoul Ploquin, Jean-Paul Guibert, j’arrivais avec Jean Gabin en vedette et Michel Audiard aux dialogues : on écoutait mes propositions ! Et je tournais sans perdre de temps. Avec moi, le producteur était sûr que je ne “déborderais” pas. Je n’étais pas spécialisé dans un genre, je me plaisais dans la comédie comme dans le drame, et dans l’ambiance noire. Ce qu’il me fallait, c’était une bonne histoire, précisément. Le public m’a souvent suivi, j’ai connu de grands succès populaires, j’en étais heureux, car je travaillais pour le public. Gabin ne connaissait pas Audiard. Je demande à Audiard de m’écrire deux ou trois scènes, Gabin les lit : “Dis donc, ce type, c’est un cadeau !” Trois jours après, ils se rencontraient chez moi, ici même. C’est ainsi que tout a commencé ! Gabin était très casanier. Lui qui avait fait le tour du monde, me confie un jour, sur le ton du plus grand sérieux : “Oublie pas ce que je vais te dire : passé la Loire, c’est l’aventure !” »[tooltips content= »Passé la Loire, c’est l’aventure est également le titre d’un excellent livre d’entretiens entre Grangier et François Guérif, Terrain vague Losfeld, 1989. »]4[/tooltips]
Populiste ? Alors à la manière, pertinente, tendre, respectueuse du subtil Eugène Dabit (1898-1936). Ce que distingue Gilles Grangier dans la foule, c’est l’individu, capable de développer une féerie admirable et de contrarier ainsi la cruelle banalité de l’existence. Il trouva en Jean Gabin l’incarnation idéale des métamorphoses françaises : « Les acteurs ne peuvent pas être tout à fait normaux. Gabin, Blier sont des monstres. Quand Gabin entre dans une pièce, c’est une locomotive qui fait irruption ! »
C’est ainsi qu’il nourrit et renouvelle la fantaisie puissante, qui vient combler notre désir de fiction. Elle résiste au temps, n’enferme pas ses créatures dans un modèle unique, elle les accompagne dans les métamorphoses de la société, elle leur accorde une vraie liberté romanesque. François Truffaut a défendu la politique des auteurs : Gilles Grangier est l’un de ces auteurs.