Ressorts poujadistes, rôle de Jacline Mouraud, poids de Nicolas Dupont-Aignan, soupçons de complotisme: depuis la création de la page « Gilets jaunes », Wikipedia multiplie les controverses virtuelles autour de la révolte du pays réel.
Le mouvement des Gilets jaunes a illustré la stupéfiante vitalité de Wikipedia. L’article consacré au mouvement est apparu le 14 novembre, trois jours avant le premier samedi de manifestation ! Fait relativement rare, son créateur intervient sous son vrai nom, Jean-Paul Corlin. Retraité, domicilié dans l’Isère, il s’agit d’un contributeur régulier de Wikipedia. Dans un entretien accordé au Parisien le 7 décembre, il explique que la première mouture lui a pris trois ou quatre heures. Elles ont manifestement été suivies de dizaines d’heures passées en débats harassants avec des contributeurs anonymes affluant en masse.
Des contributeurs aux buts divergents
Assez rapidement, un auteur très expérimenté de Wikipedia, Jean-Marie Hoornaert, va d’ailleurs appeler Jean-Paul Corlin à « dormir », c’est à dire à se mettre en sommeil sur l’article, objet de ce qu’on appelle dans le jargon de l’encyclopédie en ligne une « guerre d’édition ».
Une guerre d’autant plus confuse que les buts des protagonistes sont très divers. « Zorrodesbois » semble principalement motivé par le goût de la contradiction. « Tyseria » aimerait que l’article développe les violences policières. « Roland45 » propose de citer Debout la France, le parti de Nicolas Dupont-Aignan, parmi les initiateurs du mouvement. Sans succès. « Cheep », de son côté, agit en nettoyeur, retirant avec une très grande réactivité des contributions qu’il juge hors sujet. Il s’attire évidemment l’hostilité, mais il a l’habitude. Classé « Tigre à dent de sabre », ce qui veut dire qu’il écrit sur Wikipedia depuis 2006, il a apporté plus de 74.000 contributions et connait le fonctionnement de l’encyclopédie sur le bout des doigts.
Le cas Jacline Mouraud
Comme le mouvement lui-même, la discussion part dans tous les sens (sans parler des pages en anglais, flamand, italien, espagnol, etc. !). Exemple, Jacline Mouraud. « Le rôle de Jacline Mouraud dans ce mouvement est central », estime ‘Actarus ». La vidéo de cette quinquagénaire bretonne a effectivement été vue des millions de fois, mais comment en parler ?
Faut-il la présenter comme un des initiatrices du mouvement ? Et dans ce cas, demande Roland45, faut-il aussi mentionner ses penchants complotistes ? Avec une ingénuité totale, Jacline Mouraud a confié à des journalistes croire que Coluche et Daniel Balavoine avaient été assassinés. Elle accorde aussi un certain crédit à la thèse farfelue des chemtrails (l’épandage de produits toxiques par les trainées des avions de ligne). Compromis provisoire, à la date du 29 décembre : la vidéo de Jacline Mouraud est citée parmi les catalyseurs, sans précision sur son profil. « À partir de la fin octobre, plusieurs vidéos deviennent virales sur les réseaux sociaux, dont celle d’une Bretonne, Jacline Mouraud, qui comptabilise plus de six millions de vues en novembre ».
Bonnets rouges et Gilets jaunes
Autre dilemme, faut-il établir un lien entre les Gilets Jaunes et des mouvements passés, et si oui, lesquels ? Un consensus émerge très rapidement pour faire le parallèle avec les Bonnets rouges, qui ont leur propre page. Mais quid du poujadisme ? La référence à cette révolte d’artisans et de petits commerçants menée par Pierre Poujade n’est « pas neutre du tout », estime TangoPanaché, à juste titre. Poujadisme désigne pour la plupart des Français un mouvement d’extrême droite, alors qu’il était soutenu à l’origine par le PCF ! Reste un déclencheur commun difficile à ignorer entre les deux mouvements, la fiscalité. L’article trouve un consensus un peu hypocrite : mentionner la parenté entre les deux mouvements, en une phrase, immédiatement suivie d’une citation d’un sociologue du CNRS qui insiste sur leur différence… En revanche, après discussion, la référence au mouvement italien des Forconi (2013) est écartée. A tout prendre, elle semble pourtant aussi pertinente que le parallèle que fait l’article avec les printemps arabes de 2011.
Le prix de la neutralité
Alors que l’année 2018 tire à sa fin et que les ronds-points se vident, Wikipedia a tenu sa promesse. L’article est neutre. Le prix de cette neutralité est que des éléments importants sont écartés, en général car leur portée exacte est impossible à mesurer à chaud. Ainsi, la page ne dit pas un mot sur l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay le 2 décembre, un acte inédit sous la Ve République, dont « le but était peut-être de tuer », selon les termes du préfet de la Haute-Loire interrogé par BFM TV. Comment le dire, sans jeter une ombre sur l’ensemble du mouvement des Gilets jaunes ?
Sans doute à raison, les contributeurs expérimentés ont aussi écarté des développements sur la fiscalité en général ou l’irrationalité des revendications, qui risquaient de rendre l’article beaucoup trop long. Ce dernier continuera certainement à évoluer en 2019. Il montre à quel point il est difficile d’écrire l’histoire au moment où elle se fait. La section de l’article « Théorie à partir du mouvement » commence d’ailleurs par un avertissement : « la pertinence de cette section est remise en cause. Considérez son contenu avec précaution »…
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