On croit déjà tout savoir sur les gilets jaunes. Mais les premières recherches menées par des scientifiques démentent parfois les préjugés médiatiques. Déconstruction des idées reçues sur la révolte de la « France d’en bas ».
Alors que le mouvement des gilets jaunes est entré dans une phase d’incertitude à la suite des annonces d’Emmanuel Macron et du drame de Strasbourg, les nouveaux experts en gilets continuent à se succéder sur les plateaux pour analyser la contestation à l’aune de quelques notions caricaturales, entre « jacquerie » et révolte des « plouc-émissaires », entre fronde de la « France périphérique » (ou « France d’en bas ») et revanche des « citoyens de base ».
Au-delà de leur violence symbolique, ces propos répétés ad nauseam urbi et orbi disent sans aucun doute moins de choses sur les gilets jaunes que sur les lubies de leurs auteurs. S’il faudra des enquêtes approfondies pour comprendre plus précisément le mouvement, il semble donc utile de déconstruire dès maintenant ces clichés simplistes qui polluent le débat public depuis trop longtemps.
La mondialisation est inégalitaire : bienvenue au XXIème siècle !
Il y a encore un an, la majorité des commentateurs politiques, ainsi qu’une large partie de la presse nationale se félicitaient des premières mesures économiques et fiscales du gouvernement[tooltips content= »Entre autres : suppression de l’exit tax, destinée à juguler l’évasion fiscale de chefs d’entreprise ; transformation de l’impôt sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière ; instauration d’un prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital à 30%. »]1[/tooltips], au service des nouveaux totems de l’action publique néo-libérale : compétitivité, attractivité, excellence. Les mêmes réclament aujourd’hui une « inflexion notable », sinon un « revirement » des politiques mises en œuvre depuis 18 mois. Ainsi, sans sourciller, Edouard Tétreau, ancien conseiller d’Emmanuel Macron, analyste financier et éditorialiste au Figaro, appelait, lundi 3 décembre sur France 24, le président à un véritable « u-turn » (demi-tour) susceptible de le placer dans le sillage de Bill Clinton (sic). On en est encore loin…
Pourtant, de nombreux chercheurs avaient annoncé, dès la fin 2017, les risques de déstabilisation sociale liés à ces mesures (voir, par exemple, cette note de l’Observatoire français des conjonctures économiques ou le blog de Thomas Piketty« ). Plusieurs travaux d’économistes et de sociologues montraient, en effet, que seuls les 5% des Français les plus riches sortiraient gagnants de l’année 2018. Inversement, la plupart des ménages des classes moyennes verraient leur pouvoir d’achat stagner, tandis que le niveau de vie des 5% de familles les plus pauvres diminuerait en raison de la hausse de la fiscalité écologique et du coup de rabot sur les APL.
Plus généralement, alors que les responsables politiques, à commencer par le président de la République, semblent abasourdis par le mouvement des gilets jaunes, on a l’impression presque surréaliste qu’ils découvrent en 2018 que la globalisation est sélective et inégalitaire, socialement et spatialement ! Si la croissance se poursuit, quoique lentement, tous les individus et tous les territoires n’en profitent pas de la même façon, bien au contraire. A rebours des mythologies sur les « premiers de cordée » ou sur le « ruissellement », elles-aussi largement déconstruites par les chercheurs, les richesses économiques créées ne sont pas redistribuées de manière équitable comme par magie – ou par la grâce d’une quelconque « main invisible » (Adam Smith). Seuls de puissants mécanismes de redistribution permettent, partiellement, de filtrer les effets de la mondialisation et d’organiser les transferts de ceux qui en tirent profit vers ceux qui en sont exclus. Ce n’est pas un hasard si, partout en France, les gilets jaunes en appellent à l’aide de l’Etat.
Ici se trouve le véritable « u-turn » : le déploiement d’une économie mondialisée, libérale et concurrentielle conduit, partout dans le monde, à une aspiration plus forte à la régulation – bien au-delà d’un simple retour au protectionnisme. Ce qui était encore un gros mot en 2008 est désormais le socle commun sur lequel les démocraties à économie de marché reconstruisent leurs bases après les crises.
L’exercice du pouvoir est élitaire et vertical : bienvenue en France !
Comment expliquer ce degré d’aveuglement ? Voici, de manière non exhaustive, trois pistes d’interprétation :
1/ La première s’inscrit dans une tendance mondiale de transformation profonde des modalités de l’information : d’une part, on assiste à une forme de dissolution de la parole dans l’instantanéité, qui entrave fortement la capacité à formuler – et à entendre – des analyses distanciées et nuancées ; d’autre part, l’émergence des nouveaux médias conduit à mettre sur un pied d’égalité l’ensemble des sources et des supports (réseaux sociaux, presse, enquêtes, blogs, etc.), brouillant ainsi les frontières entre expertise, information, interprétation et dans certains cas purement et simplement fake news.
2/ La deuxième, plus spécifique à la France, est la discréditation de l’expertise académique. Les nouveaux apôtres de l’anti-intellectualisme et autres théoriciens du « primat de l’expérience sur l’expertise » considèrent, en effet, que les travaux scientifiques n’ont guère de valeur et qu’ils sont en tout état de cause plombés par les biais idéologiques de leurs auteurs. Plus largement, pour plusieurs raisons, notamment le monopole du pouvoir exercé par les hauts-fonctionnaires et la dévalorisation sociale et économique, tant des diplômes académiques que du statut d’enseignant-chercheur[tooltips content= »Après un doctorat et a minima huit années d’études supérieures, le traitement net d’un maitre de conférences en début de carrière est d’environ 1750 euros. Pas étonnant que plusieurs d’entre eux aient enfilé leur gilet jaune ! »]2[/tooltips], les scientifiques français sont marginalisés dans le débat médiatique et politique – ce qui range au rayon des fumisteries leur assimilation aux « élites » par quelques grincheux qui ont visiblement quelques comptes à régler.
3/ La troisième est placée plus directement au cœur des protestations des gilets jaunes. Elle prend la forme d’une double crise du système politico-institutionnel français : crise de la représentation démocratique, d’une part, illustrée par l’asséchement des corps intermédiaires et la montée en puissance des initiatives « par le bas » ; crise du pouvoir politique d’autre part, incarnée par la défiance généralisée envers les partis et la colère, sinon le dégoût, qu’inspire la connivence entre élites politiques et économiques, issues des mêmes milieux et des mêmes écoles (Sciences Po, ENA, Polytechnique, HEC…). Cette crise a été exacerbée par le décalage entre les promesses de renouvellement du candidat Macron et sa pratique effective du pouvoir : hyper-concentration de la prise de décision dans les cabinets ; soumission des élus à l’exécutif ; gestion purement managériale des réformes ; prises de parole surplombantes. Tout indique que les Français ne supportent plus cette culture à la fois monarchique et technocratique.
L’insécurité est d’abord économique : bienvenue chez « le peuple »!
Il y a un mois encore, les deux apôtres de la réécriture de l’histoire (Éric Zemmour) et de la géographie (Christophe Guilluy) françaises ne cachaient pas leur enthousiasme face à l’irruption des gilets jaunes.
En effet, le mouvement semblait consacrer de manière éclatante le succès d’une représentation déjà bien établie dans les champs politique et médiatique : celle d’une France coupée en deux entre métropoles dynamiques mondialisées et territoires « périphériques » laissés pour compte (et rassemblant le gros du « peuple »). La contestation en cours ne serait finalement que l’expression de la revanche des seconds à l’égard des premières. Les aberrations auxquelles conduit cette thèse ont été maintes fois documentées. Ainsi, les classes créatives d’Angers, les chercheurs de la Rochelle et les cadres supérieurs d’Annecy seraient « périphériques », tandis que les dockers de la Seyne-sur-Mer ou les mineurs retraités de Lens seraient « métropolitains ». Les habitants et les élus seront heureux de l’apprendre ! Loin de conforter cette vision, le mouvement des gilets jaunes montre ses impasses et ses impensés au gré des premiers résultats des enquêtes de terrain réalisées par des chercheurs sur la base d’échantillons significatifs.
1/ Les premiers gilets jaunes, ainsi que plusieurs coordinateurs nationaux, sont originaires de l’agglomération parisienne, métropole mondiale située au sommet de la « France d’en haut ». Et pour cause : si les Franciliens utilisent un peu moins leur voiture et réalisent des trajets un peu plus courts que le reste des Français, ils passent en moyenne 75 minutes par jour dans leur véhicule, contre 45 minutes pour les habitants de l’espace rural ! En somme, dans le Grand Paris, le budget-temps compense largement les moindres coûts liés aux déplacements.
2/ Les figures charismatiques des gilets jaunes sont marquées par une grande diversité sociale et résidentielle : ce sont aussi bien des chefs d’entreprises alsaciens que des ouvriers de La Seyne-sur-Mer, des petits commerçants du périurbain toulousain que des fonctionnaires du centre de Moulins, des retraités bretons que des jeunes cadres franciliens à la recherche d’un logement ; en somme, une véritable mosaïque socio-professionnelle imperméable aux représentations binaires.
3/ La cartographie des lieux de blocage tenus par les gilets jaunes montre que l’immense majorité des communes concernées est située au sein des grandes aires urbaines. Bien sûr, on ne manifeste pas toujours là où l’on habite. Mais précisément : le mouvement reflète moins des frontières infranchissables que le rôle central des interdépendances territoriales dans les pratiques sociales des Français. Ainsi, les gilets jaunes dits de la « périphérie » se retrouvent bien souvent là où ils ont fait leurs études, où ils vont faire leurs courses le week-end, où ils emmènent un proche à l’hôpital ou leur famille au cinéma. Ils pratiquent quotidiennement une forme de zapping territorial, certes couteux en temps, en argent et en énergie, mais qui contredit frontalement les analyses en termes de « sédentarisation » ou de « nouvelle autochtonie ».
4/ Bien qu’étant plurielles et encore peu stabilisées, les revendications des gilets jaunes convergent vers des enjeux de justice fiscale, sociale et spatiale : augmentation des bas salaires, revalorisation du pouvoir d’achat, égalité face à l’impôt, maintien des services publics sont les seuls mots d’ordre partagés par l’ensemble des manifestants. Or la fragilité sociale traverse les territoires autant que les origines ou les générations : bien qu’étant enracinée au cœur du monde urbain et non de la « France périphérique » (deux tiers des résidents français sous le seuil de pauvreté vivent dans le centre d’une grande ville ou dans sa banlieue), elle concerne aussi bien des familles du Pas-de-Calais frappées par le déclin industriel que des agriculteurs du Berry lourdement endettés ou des travailleurs précaires de la banlieue lyonnaise. Le mélange des uns et des autres au sein du mouvement, ainsi que l’absence de revendication de type identitaire (malgré quelques tentatives de manipulation grossières), montrent que les visions binaires et/ou ethnicisées des divisions des classes populaires relèvent avant tout de la récupération idéologique. En effet, l’opposition entre « bons pauvres » et « mauvais pauvres » permet de faire un tri pour réduire le nombre de ceux qui « méritent » d’être aidés. Mais cela n’a jamais réglé leurs problèmes.
Du « pays des aveugles »[tooltips content= »En référence au titre d’un article de L’Express qui discréditait de manière outrancière les interventions des chercheurs en sciences sociales dans le débat public « ]3[/tooltips] à la fin des rois borgnes
Le primat de l’insécurité économique sur la supposée « insécurité culturelle » est sans aucun doute l’une des grandes leçons du mouvement. Dans ces conditions, il faut un certain art du funambulisme intellectuel pour continuer à interpréter les gilets jaunes à l’aune de quelques obsessions géographiques et/ou culturalistes qui saturent le débat public – mais dont les promoteurs, dans un classique du retournement de stigmates, se présentent comme des victimes de la « censure » (sic).
Ces postures s’effritent à mesure que la fragilité de leurs fondements est mise en lumière. Ainsi, de très nombreux experts, élus, techniciens des collectivités ou simples citoyens font part de leur lassitude face aux grilles de lecture simplistes et n’offrant aucune perspective en matière de développement territorial. Ils aspirent à autre chose que La mondialisation pour les nuls ou Le Tour de la France par deux enfants ! Ils demandent des données empiriques identifiées et des analyses robustes qui permettent de regarder la réalité en face, dans sa complexité !
Dans le même temps, des dizaines de travaux de sciences sociales, menés sur le terrain par des chercheurs issus de multiples disciplines et affranchis de toute affiliation idéologique, sont largement diffusés sur les réseaux sociaux, dans la presse nationale et régionale, dans les mairies et jusqu’au Sénat. Leurs auteurs font parfois l’objet d’insultes et de menaces, ce qui en dit long sur le degré de « brutalisation » du débat public. Toutefois, les retours positifs sont massifs et témoignent d’un changement profond des attentes et des mentalités.
Finalement, personne n’a le monopole des gilets jaunes, de la représentation du « peuple » ou de la défense des « territoires ». Et surtout pas quelques intellectuels médiatiques soufflant sur les braises de la contestation. Après la dissolution de la « gauche caviar », la crise des gilets jaunes consacre l’impasse des réacs foie gras, qui prétendent glorifier les racines « gauloises » et l’identité terrienne du pays, tout en contemplant depuis les quartiers huppés de la capitale et avec une superbe condescendance ce qu’ils appellent la « France d’en bas ». On ne s’en plaindra pas.
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