Avec la fermeture prochaine de quatre librairies Gibert Jeune de la place Saint-Michel, le quartier latin perd tout son suc.
Soyons lucides ! Ce n’est pas une nouvelle étonnante, plutôt la conséquence logique d’une déconstruction en marche. Ne faisons pas comme si le livre soutenait encore Saint-Germain-des-Prés et les écrivains guidaient les peuples opprimés. Il y a bien longtemps que le folklore d’Après-guerre a tiré son rideau de fer. Les zazous n’ont plus les moyens de vivre ici-bas, même les caves s’échangent à prix d’or. L’Odéon est occupé et les quais de Seine sont aujourd’hui surveillés. La liberté se vend à tempérament durant les crises sanitaires. Sartre s’affiche en magnets sur les frigos des étudiants et Simone sur les tee-shirts des mères de famille divorcées. Le deuxième sexe s’habille en « No Bra ». La bohème se recycle désormais dans les boutiques de luxe. Le prêt-à-porter a raflé les meilleurs emplacements de la rive gauche. Le quartier latin ne recueille plus comme autrefois les auteurs fauchés, les dissidents pourchassés et les lecteurs du soir.
Disparition du papier imprimé
Cioran et Cossery se sont exilés dans les bibliothèques du Morvan et du Berry. La campagne française est le dernier refuge des réfractaires. Elle traite les moralistes avec plus d’égard et moins de démagogie. La disparition du papier imprimé au cœur des villes est un processus qui ne date pas d’hier. Flambées immobilières, tourisme mortifère et marchandisation à outrance du trottoir ont « assaini » le pavé parisien. Les affairistes n’ont que faire du désespoir des petits ou gros bouquinistes. Ce coin de Paris devenu l’eldorado des fripiers ne supporte plus la vision des livres d’occasion. Les boîtes sont une verrue du passé qu’il faut brûler. J’ai passé ma jeunesse la tête enfouie dans les caisses (à l’air libre), de Saint-Michel jusqu’au quai de la Tournelle. Cette fermeture prochaine allonge la liste de nos doléances urbaines. Où allons-nous donc pouvoir errer dorénavant ? Vous nous enlevez progressivement nos derniers lieux de promenade, quasi-gratuits et nostalgiques, capharnaüm de notre mémoire. Les déclassés de notre espèce pouvaient encore y chercher un substrat d’humanité.
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Cette sociabilité et mixité dont vous nous abreuvez les oreilles s’exprimaient dans ces magasins culturels bon marché. Après les zincs fermés, vous vous attaquez à ce qui constituait notre patrimoine vivant. Il était fragile, mal en point, désordonné mais incarnait la dignité des beaux arrondissements. Les restes d’un monde qui ne plient pas totalement sous la mitraille financière. Vous allez détruire nos souvenirs et nos escapades pour quoi en fait ? Des objets éphémères, babioles et vêtements fabriqués dans la misère des terres lointaines, expressions de notre propre déclin. Car pour les citadins désœuvrés, point de chemins de halage à l’horizon ou de falaises de craie ou de futaies à découvrir en famille le week-end, nos promenades nous emmenaient seulement dans les rayonnages de Gibert et leurs « rabicoins » comme l’on dit dans ma province rurale. Chaque excursion dans ces librairies nous apportait son lot de surprises à prix réduit. Hier encore, j’arpentais le vaisseau amiral Gibert Joseph du boulevard, ma gymnastique sportive et intellectuelle de la semaine qui n’est pas encore interdite. Chez Gibert, je l’ai déjà écrit dans Causeur, c’est le livre qui choisit son lecteur. On furète sans idées préconçues, sans schémas bien établis, tout le contraire de notre société du prêt-à-penser, du kit prêt-à-l’emploi. Depuis vingt-cinq ans, je n’ai jamais été déçu. J’ai toujours ramené de ces expéditions livresques, des drôleries qui permettent de repousser la mort. Le livre n’a pas d’autre objectif que reculer le temps et mettre à distance les cons.
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Pascal Sevran, Mario Soldati, Roger Martin du Gard…
Pour une poignée d’euros, je suis reparti, ce jour-là, le sac rempli de bizarreries. J’ai fait la razzia de tous les Pascal Sevran au format poche, son journal en plusieurs exemplaires et son Passé supplémentaire, Prix Nimier 1979. Me rappelant la formule du critique esthète Bernard Morlino dans Lire : « Sevran était écrivain avant d’être célèbre. Son style a l’éclat d’un pur-sang ». Après le rayon français, je me suis aventuré chez les « Italiens » et n’ai pu résister à un Mario Soldati qui manquait à ma collection, surtout pour la belle couverture illustrée du regretté Pierre Le-Tan. J’ai terminé mon errance dans la pièce réservée aux « vieux livres », emportant avec moi, la Correspondance Jacques Copeau et Roger Martin du Gard en deux tomes non massicotés couvrant la période 1913-1949. Entre nous, dans quel autre lieu à Paris, pouvons-nous effectuer un tel voyage ?
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