Ferdinand de Lesseps est entré dans l’histoire en réussissant l’exploit de relier la mer Méditerranée à la mer Rouge. Le canal de Suez n’aurait jamais été creusé sans l’ambition et l’énergie de ce diplomate et entrepreneur hors du commun. Ghislain de Diesbach lui consacre une biographie remarquable.
Les hommes de l’Antiquité y avaient songé ; un Français, négociateur habile et entrepreneur audacieux, a conçu le projet, en 1854, de relier la Méditerranée à la mer Rouge en perçant un canal dans l’isthme de Suez. Le plus vaste chantier du XIXe siècle a commencé en 1859 et s’est achevé en 1869. Dix ans d’efforts acharnés, d’innovations techniques, de calculs savants et d’improvisations admirables. Ferdinand de Lesseps (1805-1894), héros national, génie universel, Hercule des deux mers, est le sujet en majesté de l’un de nos meilleurs biographes, Ghislain de Diesbach.
Contre l’oubli
Dans les cimetières, lorsque le bruit court qu’une biographie signée par Ghislain de Diesbach paraîtra bientôt, l’espoir renaît dans toutes les tombes où repose une célébrité : « Ce sera moi, je le pressens ! », « C’est mon tour ! », « Il était temps ! »… Toutes veulent connaître la consécration par cette signature qui donne un surcroît de prestige aux plus fameuses, et une légitime reconnaissance à celles qui ont été victimes d’une négligence posthume. Figurer dans sa galerie de portraits est une assurance contre l’oubli. Ghislain de Diesbach a ainsi restauré, entre autres, la mémoire de l’étonnant Ferdinand Bac, de la séduisante princesse Bibesco ou encore du si charmant abbé Mugnier.
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Ferdinand et Ghislain
Il arrive que la sympathie de l’auteur pour son modèle perce sous la patiente et difficile enquête, la minutieuse vérification des faits et des propos. C’est le cas ici : sans jamais nuire aux exigences du genre, Ghislain témoigne tout au long de ce grand récit de son admiration pour Ferdinand. Et l’on comprend qu’il soit émerveillé par cette manière d’aventurier cérébral, par ce rêveur considérable, par ce Moïse contrariant qui a mêlé les eaux maritimes au lieu de les écarter : Ferdinand de Lesseps a bien mérité de la France, qu’il a servie, et de l’Égypte, qu’il a aimée et ne desservit nullement. Et l’on suit sans se lasser l’incroyable épopée égyptienne de cet homme contraint chaque jour de résoudre mille problèmes techniques, de trouver des fonds, de convaincre les autorités, d’entraîner ses ouvriers. On se retrouve sur le chantier infernal, à la cour de Napoléon III, auprès du vice-roi Mohammed Saïd Pacha, on craint de voir les travaux s’interrompre, on se réjouit de savoir qu’ils reprennent, jusqu’au bout, jusqu’au percement total du canal, jusqu’au triomphe.
On ne s’étonne donc pas qu’à la fin, Ghislain de Diesbach risque cette délicieuse confidence : « Assez curieusement, beaucoup de femmes, qui auraient pu être rebutées par le côté technique de l’ouvrage, l’apprécièrent, séduites sans doute par la virile personnalité de Lesseps, et m’en firent des compliments tandis que d’autres me reprochèrent ma partialité pour mon héros, au point que certains me prirent pour un de ses arrière-petits-fils, ce qui ne pouvait que me flatter. Lors de séances de signature, il m’arriva souvent de me faire apostropher par des descendants de petits-porteurs que la faillite de Panama[1] avait ruinés et qui me demandaient hargneusement des comptes : “Je suis là pour signer des livres, leur disais-je, pas pour payer des coupons ou rembourser des actions !” »
Un grand caractère Entretien avec Ghislain de Diesbach Causeur. Vous relatez les faits et gestes de Ferdinand de Lesseps comme on le ferait d’un héros, en a-t-il été un ? Ghislain de Diesbach. Il fut un homme exceptionnel, un grand caractère qui n’avait aucune crainte du danger, une bravoure de type militaire (sous cet aspect, un homme d’Ancien Régime), l’incarnation du sens de l’organisation et celui de la grandeur de la France. Lesseps est né à Versailles mais, bien souvent, ceux qui sont nés hors de France sont habités par cette idée de grandeur : ils discernent mieux les qualités de ce pays et négligent ses défauts. Peut-on dire que le canal de Suez relève du prodige ? Prodigieux est le mot. Lesseps est sur le chantier et partout à la fois, il voyage sans cesse et triomphe des plus grands obstacles à force d’obstination et de négociations. Sa parenté avec l’impératrice Eugénie lui a été fort utile et Suez a aidé à l’essor de l’industrie française sous le Second Empire. Lesseps a favorisé la force motrice à vapeur – les locomotives –, et a mis au point une grue à longue portée. Il n’est pas ingénieur, mais il imagine mieux que quiconque les outils dont il a besoin, et il les fait fabriquer. Vous savez, si l’intelligentsia égyptienne s’est détournée de ce « colonisateur », le petit peuple a conservé de lui des souvenirs plus aimables. Songez qu’il y avait, près de Port-Saïd, un modeste bistro baptisé « Ferdinand de Lesseps ». J’y suis allé. D’ailleurs, il faisait régner une parfaite justice républicaine sur son chantier, il traitait les ouvriers avec respect. Hélas, il y a ensuite eu Panama ! Suez est un miracle, Panama est un fiasco : il ne réussit jamais deux fois la même chose. On lui a conseillé de demeurer sur son socle de gloire, mais il n’a rien voulu entendre. J’y vois une obstination sénile. Cependant, n’oubliez pas qu’il est la victime, sinon la dupe, de canailles, d’escrocs patentés et même décorés ! Je n’ai qu’un regret, celui de ne compter aucune ascendance du côté de Lesseps ! • |
À lire de Ghislain de Diesbach
Ferdinand de Lesseps, Via Romana (réédition), 2022.
Un prince 1900 : Ferdinand Bac, Perrin, 2002.
Marthe, princesse Bibesco, Perrin, 1997.
À lire aussi
Marthe Bibesco (1886-1973), Catherine Paris et Au bal avec Marcel Proust. Abbé Mugnier, Journal (1879-1939) (éd. Marcel Billot, préf. Ghislain de Diesbach), « Le Temps retrouvé », Mercure de France, 2003.
[1]. Après l’éclatante réussite de Suez, Ferdinand de Lesseps fonde la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, qui devait relier l’océan Pacifique et l’océan Atlantique. Cette compagnie fut l’objet d’un retentissant scandale de corruption financière, suivi d’une crise politique et morale.