Gertrude Stein vécut en France de 1904 à sa mort, en 1946. Elle a vu naître et se tordre de douleur le XXe siècle à Paris, depuis son célèbre salon de la rue de Fleurus, puis en exil, en zone libre, autour de Belley, dans l’Ain.
Réédité cette année par les éditions de Paris, Paris France est un tableau à la manière de Gertrude Stein, par touches, allers et retours vers le même objet, de la France dans la première moitié du XXe siècle. Elle l’écrit et le répète, s’enivre de cette évidence : « Paris était l’endroit où était le vingtième siècle. » Elle l’avait entrevu, depuis San Francisco, où la lecture d’Eugénie Grandet et la découverte de la peinture de Millet avait fait germer en elle une évidence un peu étrange : la France, pays « paisible et exaltant », est faite de terre.
Un tout autre pays
Plutôt que de lui emboîter le pas, dans le défilé désordonné de ses souvenirs, relevons les curiosités, les remarques parfois universellement valables, parfois si obsolètes qu’il semble que Paris, France, avant 1945, était un tout autre pays.
- Avant 1945, en France, les écrivains et les artistes disposaient de plus de privilèges que les hommes politiques et les milliardaires.
- « Les couteaux étaient si aiguisés que leur lame à peine recourbée vers le haut était aussi mince qu’un stylet, et les fourchettes si légères que lorsqu’on appuyait dessus elles se courbaient. Ces couteaux et ces fourchettes étaient les objets les plus passionnément français que j’aie connus. »
- Les Français ne révèlent pas leurs opinions politiques : « Non, mademoiselle, ce n’est pas un secret mais cela ne se dit pas. On ne dit pas à quel parti politique on appartient. »
- Il y a des luxes nécessaires aux villes de provinces, à la mesure de leurs qualités : « Belley, notre petite ville de province, mange désormais des pamplemousses tout au long de l’été. Ses habitants ont décrété que les pamplemousses étaient un luxe nécessaire. »
- « Les étrangers ont leur place en France parce qu’ils y ont toujours vécu et qu’ils y ont fait ce qu’ils avaient à y faire et qu’ils y sont demeurés des étrangers. Des étrangers devraient être des étrangers et il est bon que des étrangers soient des étrangers et qu’ils vivent forcément à Paris France. »
- Les Français seraient de grands lecteurs du Diable au corps de Raymond Radiguet : « Les Français aiment les femmes plus âgées qu’eux, c’est-à-dire les femmes qui ont vécu plus qu’eux, et cela a quelque chose à voir avec la civilisation. »
- « Louis XV faisait son café lui-même, il ne permit jamais à personne de lui faire son café. »
- « La propagande n’est pas française, il n’est pas civilisé de vouloir faire croire aux autres ce que l’on croit, parce que l’essence de la civilisation est de se dominer soi-même, tel que l’on est. »
- « Les Français aiment dire les choses et les dire complètement. C’est pour cette raison qu’ils cessent d’être tourmentés par une chose une fois qu’ils l’ont nommée. Maintenant que l’expression ‘une guerre des nerfs’ est devenue partie intégrante de leur discours, la chose elle-même n’a plus aucun effet sur leurs nerfs. Cela, c’est leur logique et leur mode de civilisation. »
- « Les noms sont toujours intéressants. Dans le journal local, paru ce matin, j’ai lu que Mademoiselle Pierrette Davignon, ex-modiste, venait de mourir à l’âge de quatre-vingt-un ans. C’est un nom merveilleux, cela, Mademoiselle Pierrette Davignon. »
D’observations pertinentes en curiosités historiques, sous la plume résolument, indécrottablement américaine de Gertrude Stein, on retrouve l’étonnement universel et perpétuel des étrangers devant la France et les Français. La tour Eiffel, les boutiques Chanel, les macarons à la pistache, Marie-Antoinette, Emmanuel Macron, et leurs avatars successifs, font et feront toujours pousser des cris de joie aux étrangers, désormais tristement divisés en « touristes fortunés » et « migrants ». Mais il paraît qu’en France, tout n’est qu’affaire de modes.
Gertrude Stein, Paris France suivi de Le vainqueur perd : un tableau de la France occupée et autres textes – Les Éditions de Paris / Max Chaleil, 110 pages.
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