« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Albert Camus nous a avertis. Désinvolte ou volontaire, la distorsion lexicale ajoute surtout à la violence de ce monde. Son origine ? Gérard Rabinovitch la dévoile dans son Philosophie clinique – Au chevet de l’animal parlant.
On sait avec quel aplomb au lendemain du pogrom du 7-Octobre une mélenchoniste, réélue au premier tour dans l’une de ces circonscriptions gentrifiées où s’ébat le bobo-land parisien, s’est autorisée à qualifier le Hamas de « mouvement de résistance ». À titre de justification. Au mépris du classement d’après les Nations-Unies parmi les organisations terroristes, du type Daech et Al-Qaida.
Antinomie
Cette permutation, saluer l’abattage terroriste comme s’il s’agissait d’un exploit de résistance, un homme avait eu toute raison de la redouter.
En effet, dès 2014, Gérard Rabinovitch dénonçait cet abus de langage. Dans Terrorisme/Résistance – D’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse (Ed. Le Bord de l’Eau), le sociologue et philosophe rappelait à quel point terrorisme et résistance sont antinomiques. Ça ne peut être le recours aux armes qui les rapproche, d’autant que le résistant se fait violence d’entrer dans cette voie quand le terroriste se promet d’en jouir. Les amalgamer ruine le droit de résistance et par contrecoup, odieuse supercherie, sanctifie la violence terroriste.
« Le terrorisme distribue la mort, souligne Gérard Rabinovitch, et donne sa mort pour la mort. Alors que la résistance et son héroïsme font don de sa mort probable, et porte la mort sur l’ennemi, pour la vie. » La résistance est une guerre ciblée. Le terrorisme est une guerre totale, « de quelque drapeau qu’il se revendique, serait-ce celui des humiliés, ce nouveau lexème flou qui a remplacé aujourd’hui celui de prolétaires. » En s’adressant jour après jour à leurs compatriotes comme à autant d’humiliés, les nazis les ont enrôlés ou neutralisés contre la promesse de les venger de la défaite et du traité de Versailles. Les peuples n’ayant rien appris de l’Histoire, il se trouvera toujours quelque insoumis (côté rue) aspirant à la domination (côté cour) pour espérer se faire porter au pouvoir par les dominés de son choix, ceux-là même qu’il a enflammés.
Car les mots sont inflammables. L’abus de langage était en gestation ; dix ans après, nous y sommes ! C’est dans ce contexte que Gérard Rabinovitch publie aujourd’hui Philosophie clinique – Au chevet de l’animal parlant (éd. Hermann). En cent pages, il pointe dans quelle impasse nous enferme la conception moderne de l’homme, en dénonce le soubassement avant d’en désigner l’issue.
Le propre de l’homme
Attendu qu’on a fait son deuil d’une illusion : non, le progrès de l’humain dans l’homme et celui des sciences ne sont pas symétriques. D’un côté, le stop and go, au mieux la droiture, au pire la régression. De l’autre, savoir et techniques, des progrès aux effets heureux ou désarmants et des pauses. D’où le devoir de vigilance exigeant de discerner l’impensé qui, par réflexe et mimétisme, gouverne l’opinion commune.
À l’opposé d’un Pierre Bourdieu se flattant d’examiner la nature sociale de la langue, contre Saussure qui disait l’envisager « en elle-même et pour elle-même », c’est en anthropologue et historien sensible aux limites du sociologisme que Rabinovitch la considère. En convoquant les grands maîtres de l’Antiquité, d’Athènes et de Jérusalem, et leur définition concordante de l’homme : « animal parlant » chez Aristote et « vivant parlant » pour la tradition judaïque, le premier monothéisme.
Le langage est le propre de l’homme. Il n’aurait pas valeur souveraine s’il n’était qu’un instrument de communication, une gamme de signaux comme en font usage les animaux. L’homme pense, sent et s’exprime dans et par le langage. La parole interpelle, crée, infuse et transforme. La bouche est le foyer de la parole et celui de la manducation de la nourriture. Parole de salut à mémoriser et à transmettre. Ezéchiel 2,7 – 3,4 : « Tu leur porteras mes paroles, qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas… Et toi, fils d’homme, écoute ce que je vais te dire… Ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner. »
Il s’est trouvé un esprit moderne pour relayer et actualiser la sagesse des Anciens : Freud, avec la révélation de l’Inconscient, l’interaction de l’intime pulsionnel et de l’extérieur culturel, la dualité des pulsions de vie et de destruction, du sexuel et, pour le traitement psychique, la valeur des mots qui, au quotidien, « ne sont rien d’autre, dit-il, que de la magie qui a perdu de son éclat ».
Entretemps, quelque chose s’était perdu. Depuis qu’à partir du XIIIe siècle, une autre conception de l’homme a pris cours : non plus en tant qu’« être parlant », mais à la suite de St-Thomas d’Aquin – sur ce point lecteur borgne d’Aristote – en tant qu’« animal social ». Évacuées, l’essence spirituelle et politique, la valeur du secret. Verrouillée, l’assignation sociale. Voici l’homme animalisé. Le coût de cette substitution ? « La déliaison du politique et de l’éthique, tranche Rabinovitch à la suite de Hannah Arendt. Tant qu’il était enchaîné au langage, le politique restait condition de possibilité des montages et partages éthiques. »
Et c’est sur cette même pente, celle de la réduction à l’assignation sociale et de l’instrumentalisation du langage que s’engagera la fanatisation des masses. Klemperer, l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich, décrit magistralement la portée d’éléments de langage toxiques inlassablement ressassés : « Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptés de façon mécanique. » En quête de métaphores, de néologismes, d’euphémismes, de litotes ou de périphrases, pareille propagande exige une inventivité sans limite. Au point, note l’historien des sciences Robert Proctor, que « les nazis finirent par avoir autant de mots pour désigner le meurtre que les esquimaux en ont pour évoquer la neige. »
Hier la fanatisation, aujourd’hui la domestication, l’infantilisation. Par le jeu des simplifications clivantes entre « pro » et « anti » et des habillages indolores. Par exemple, non pas le droit à l’euthanasie, mais le secours de « l’aide active à mourir ».
La philosophie clinique, avertit Rabinovitch, ne cherche pas à « guérir » le monde. Au chevet de l’homme désorienté, c’est d’abord à réparer et à paver la voie du bien dire qu’elle peut concourir. En accord avec les finalités que Leo Strauss fixait à la philosophie politique : orienter vers une vie bonne, un bon agir en commun, une société bonne. Sans jamais prétendre épuiser la question du langage. À l’exemple de l’anthropologue Marcel Jousse (1886-1961), élève de Marcel Mauss, l’auteur de La manducation de la parole :
« Celui qui sait parler, sent qu’il y a en lui quelque chose qui n’est pas lui et qui fait onduler la phrase selon le besoin, ou qui la rend abrupte, cassée, quand il est nécessaire de la casser, de la broyer, pour l’adapter. Vous croyez que l’être qui sait parler n’est pas en effroi de lui-même, parfois ? Qui donc fait les phrases de quelqu’un qui sait parler ? C’est cela qui est un mystère et ce sera toujours un mystère pour les hommes qui pensent. »
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