Dans leurs romans, Gérard Pussey et Edouard Louis se souviennent de leur enfance pauvre. Là où le premier paie la dette à ses pères dans un conte moral et drolatique, le second entend venger le sien à travers un pensum gauchiste. C’est ce qui sépare le garde rouge de l’écrivain.
Tous les écrivains commencent – ou finissent – par revisiter leur enfance. Mais, bien sûr, il y a mille façons de remonter le cours du temps perdu. L’évocation de l’enfance – de l’auteur, du narrateur ou du héros – peut viser au ressourcement ou à la délivrance, exhaler la nostalgie ou le ressentiment.
Le tour de France de deux enfances
Deux livres parus au printemps (que l’on me pardonne ce retard) représentent les pôles opposés du tombeau pour l’enfance : si l’un paie ses dettes, l’autre règle ses comptes. La Mémoire du lac, de Gérard Pussey, est (injustement) passé presque inaperçu, Qui a tué mon père, d’Édouard Louis, a fait grand bruit. Le premier est un conte moral et drolatique qui pourrait s’intituler Moby Dick chez les ploucs, le second – malgré quelques belles pages – un pensum gauchiste qui a enchanté France Inter et Télérama, qui y ont vu, rien que ça, « le J’accuse d’Édouard Louis ».
Tout sépare l’auteur du livre-procès et celui du livre-tribut, l’un jeune et indigné, l’autre septuagénaire et désabusé. Dans la catégorie réac et ronchon, Gérard Pussey est de ces écrivains qui ont l’élégance de transformer leur désespoir en drôlerie. Avec sa passion de la dénonciation, Édouard Louis tient plutôt du Garde rouge. Lui et son compère Geoffroy de Lagasnerie ont été à l’origine de la rébellion avortée contre Marcel Gauchet et peuvent écrire, sans susciter un grand éclat de rire, que « le terme intellectuel de droite est un oxymore ». C’est peu dire que le duo de rebelles se prend au sérieux.
Pussey et Louis ont pourtant en commun une enfance pauvre et rurale, le premier dans l’Allier, le second en Picardie. La pauvreté n’a certes pas la même couleur dans la France campagnarde des années 1950 et dans la France périphérique des années 2000. Mais c’est leur regard rétrospectif qui crée l’opposition : là où Pussey est tendre, Louis est amer. En somme, Pussey paie sa dette à ses pères, Louis veut venger le sien.
Avant la page 3, le lecteur s’est vu signifier ce qu’il convient de penser
Ayant précédemment réglé ses comptes avec le village de beaufs homophobes et alcooliques (c’est lui qui le dit) où il a grandi, notre Zola à gueule d’ange veut donc rendre justice à ce père qu’il croyait détester quand il ne savait pas qu’il était une victime. Ceci en dénonçant nommément les « meurtriers » qui ont fait de lui cet homme au dos et à l’âme brisés : président, ministres, patrons, il égrène héroïquement, comme si la police allait l’arrêter devant l’imprimerie, les noms des coupables qui « ont du sang sur les mains ».
Zola, Steinbeck, Orwell en témoignent, le combat pour la dignité ouvrière peut faire de la grande littérature. Mais là, aucune surprise, dès les premiers mots, le lecteur reçoit une brique sur le crâne : « Quand on lui demande ce que le mot racisme signifie pour elle, l’intellectuelle américaine Ruth Gilmore répond que le racisme est l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. » Ça donne envie de continuer. Un peu plus loin, une phrase résume la thèse de Louis : « La politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre. » En somme, avant d’être rendu à la page 3, le lecteur s’est vu signifier ce qu’il convient de penser (courage, il n’y en a que 85).
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Soyons honnête, il y a quelques passages émouvants sur ce père qui a honte qu’on puisse le traiter de fainéant – et qui se tue littéralement à la tâche, avec ces médicaments déremboursés et ces lois iniques qui l’obligent à faire des dizaines de kilomètres pour aller balayer les rues d’une ville voisine. On pense parfois à Moi, Daniel Blake, le film de Ken Loach, l’humour en moins. Louis passe sans s’arrêter sur les instants de bonheur, comme ce jour où le père emmène le fils sur la plage pour « rouler sur les vagues ». Curieusement, le lecteur ressent presque physiquement le bonheur de la vitesse et de l’eau salée que l’auteur semble ignorer, tout occupé qu’il est à pontifier. Au fur et à mesure que la maladie progresse, le père acquiert une conscience politique. Lui qui répétait que « le problème de la France venait des étrangers et des homosexuels » demande au fils des nouvelles de l’homme qu’il aime. Cette rédemption hollywoodienne évoque Billy Elliot, ce film sur un fils de mineur qui devient danseur. La grâce en moins. Chez Édouard Louis, il y a des victimes et des bourreaux : « Nous sommes ce que nous n’avons pas fait, parce que le monde ou la société nous en a empêchés. Parce que ce que Didier Eribon appelle des verdicts se sont abattus sur nous, gay, trans, femme, noir, pauvre et qu’ils nous ont rendu certaines vies, certaines expériences, certains rêves inaccessibles. » Il est bien connu que quand on est un homme hétérosexuel et blanc, aucun rêve n’est inaccessible.
Être heureux quand on est pauvre, c’est de la trahison de classe
Chez Gérard Pussey, il n’y a pas de coupables aux malheurs des hommes, sinon leur folie d’ailleurs, leur soif de savoir, leur rêve de conquête. Mau La-Planche (il travaille dans une entreprise de menuiserie), son fils Miroslaw-Moïse, dit « Miro », et son beau-frère, Oskar Kowalski, surnommé « Tarin », coulent des jours paisibles au bord d’un lac ignoré des cadastres. Tarin, qui est en convalescence chez sa sœur Monika depuis onze ans, s’ingénie à mériter son statut de bon à rien en s’efforçant de ne pas devenir bon à quelque chose. Quand il ne pêche pas et ne monte pas quelque combine, il écrit des contes hilarants pour son neveu – l’hommage à René Fallet, oncle et mentor de l’auteur, est transparent. Autour d’eux, s’affaire et s’embrouille tout un petit peuple de personnages aux noms évocateurs comme Valentin-l’Abattoir ou Alec-Réductions qui trafique des bandages herniaires ou des thermomètres pour améliorer l’ordinaire.
Comme Adam et Ève, Mau, Tarin et le petit Miro perdront le bonheur et l’innocence pour goûter au fruit interdit – et le faire avaler à leurs contemporains. À ceci près que, dans une sorte d’amusant retournement, ce n’est pas l’arbre de la connaissance qui les attire, mais celui de la superstition : chez eux, la vérité ne se trouve pas dans la science que Sebastian, condisciple de Miro, veut amener dans la vallée qu’il finira par transformer en centre touristique, elle gît au fond du lac où, selon la légende ancestrale, est tapie une Bête terrible. Quand Ed Nemo, le patron de la Vigie de Saint-Georges, moque les superstitions, Mau et Tarin sacrifient bonheur et famille à leur obsession : débusquer la Bête du lac pour prouver à tous ces incrédules qu’elle existe bel et bien.
Un jour, Max-Coiffeur explique qu’il se teint par désespoir de « vieillir dans ce trou perdu », suscitant la perplexité de l’auditoire – et lançant au passage un engouement provisoire pour la teinture chez les hommes du lac. Tous se posent alors une question nouvelle : « A-t-on tort d’être heureux ici ? » Édouard Louis répondrait assurément par l’affirmative. Être heureux quand on est pauvre, quand on est dominé, c’est de la trahison de classe. « Macron déteste les pauvres », pérore-t-il. Lui a une curieuse façon de les aimer, en les totémisant. En rabattant toute leur vie sur la souffrance et l’humiliation, il ne leur rend pas justice, il les enrôle. Oubliant au passage qu’avant d’être des « pauvres », ce ne sont ni des anges ni des saints, juste des humains comme les autres.