Le 7e art vit au rythme des scandales sexuels : affaire Weinstein, accusations d’Adèle Haenel contre Christophe Ruggia, attaques contre Polanski… Pour se faire bien voir des néoféministes qui font régner la terreur dans le milieu, le syndicat des critiques a imposé la parité dans son conseil de sélection à Cannes. Gérard Lenne, son président d’honneur, s’y est opposé. Mal lui en a pris.
Je suis journaliste, ma spécialité est le cinéma. De 2001 à 2007, j’ai présidé le Syndicat français de la critique de cinéma, dont l’activité principale est d’organiser, au Festival de Cannes, la prestigieuse Semaine de la critique. À cette époque, tout était simple. Le féminisme n’était pas radicalisé, il n’était pas encore le mouvement envahissant et totalitaire que nous connaissons. Si un membre du CA évoquait en 2003 son souhait de la parité, on le considérait comme un farfelu. Quant à l’écriture inclusive, on ne savait même pas ce que c’était.
Quinze ans plus tard, en 2018, est lancé le collectif « 50/50 pour 2020 », profitant de l’affaire Weinstein qui a éclaté en octobre 2017. La parité devient un objectif. Le féminisme apparaît de plus en plus, selon la définition d’Alain Finkielkraut, comme « la quête de places et de pouvoir ». On va en avoir la démonstration.
Ayant cessé de me rendre au Festival de Cannes, ce n’est que le 21 juin que j’entends, à l’assemblée générale du SFCC, cette petite phrase, dans le rapport moral de la secrétaire générale : « La Semaine de la critique a signé la charte 50/50×2020 des festivals par laquelle elle s’engage à respecter la parité dans son comité de sélection et à communiquer les statistiques sur les films soumis et réalisés par des femmes. »
L’information passe inaperçue. Incrédule, je pose la question à Chloé Rolland, la secrétaire générale.
« Oh ne t’en fais pas, me répond-elle, on ne s’est engagés à rien. On a dû signer, mais on fera ce qu’on voudra. »
Inquiet néanmoins, je téléphone à Isabelle Danel, la présidente. Cette histoire de parité ne prend-elle pas une allure statutaire ? Or, toute modification de nos statuts exige le vote d’une AG, ordinaire ou extraordinaire. La présidente reconnaît qu’il n’y a même pas eu de réunion du conseil. Elle a seulement donné quelques coups de fil, surtout aux membres du bureau restreint.
« Tu comprends, on n’avait pas le temps. Mais ne t’en fais pas, tu sais bien que je suis opposée aux quotas. »
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Ah bon, la parité n’est donc pas un quota ? Et même un quota de 50 %, ce qui n’est pas rien. De plus en plus soucieux, j’appelle l’un des vice-présidents, Philippe Rouyer.
« Que veux-tu, on ne pouvait pas faire autrement. Si on avait refusé, elles nous dénonçaient. On aurait été cloués au pilori par toute la presse et les médias ! Et nos subventions, alors ? »
Je commence à discerner à quoi nous avons affaire. Une opération bien montée, qui fonctionne à coups de pressions et d’intimidation. Outre celui de notre Semaine de la critique, le collectif 50/50×2020 a obtenu l’aval du Festival officiel et celui de la Quinzaine des réalisateurs. Il a fomenté une « montée des marches » en grande pompe, et sa charte a été signée en public, en présence de Françoise Nyssen, éphémère ministre de la Culture. À mesure qu’on interroge les responsables, c’est le même refrain qui résonne : « On n’avait pas le choix, c’est déjà assez compliqué, avec tout le boulot qu’on a en plein festival ! »
On a quelque raison de savoir que les signataires sont entrés dans le jeu sans le moindre enthousiasme, car il s’agit quand même de rogner leur pouvoir de décision. Cela s’appelle agir sous la menace.
Cet été-là, je ne suis plus au CA mais président d’honneur du SFCC. Mon intime conviction est qu’il faut réagir. Commence un long chemin qui va durer plus de trois ans. À tort ou à raison, j’estime alors qu’il faut ménager les uns et les autres. L’approbation de cette charte a été une erreur, or il n’est pas honteux de reconnaître une erreur, au contraire.
À mesure que les mois passent, on se rapproche de la date du Festival de Cannes 2019. Je remets le débat sur le tapis, en espérant que le syndicat reviendra à l’esprit de ses origines. J’ai un allié de poids en la personne de Jacques Zimmer, comme moi ancien président et toujours président d’honneur. À nous deux, nous pourrons nous faire entendre. Malheureusement, les choses tournent mal. Exaspéré, il claque la porte du syndicat.
Je suis isolé, conscient qu’il est illusoire de convaincre un groupe qui fait front commun dès qu’on met en cause ses méthodes et sa politique. L’opacité est désormais la règle au SFCC. Les adhérents sont à peine informés du départ de Jacques Zimmer « pour désaccord avec la présidente », sans un mot sur les raisons de ce désaccord. Aujourd’hui encore, ils n’ont pas été mis au courant.
Le nouveau président, Philippe Rouyer, oppose une fin de non-recevoir à ma revendication réitérée : la liberté de m’adresser aux membres du syndicat par un texte écrit. Il fait voter par le conseil l’abolition de toute « tribune libre » en me signifiant ensuite qu’on ne fera pas d’exception.
Rien d’étonnant : le néoféminisme ne se caractérise-t-il pas, dans le monde entier, par une résurgence de diverses formes de censure ?
Ajoutons-y le goût de la délation. On va en avoir la preuve dans le cinéma français. Le 4 novembre 2019, en couronnement d’une opération montée par Mediapart, l’actrice Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia, le cinéaste qui l’a révélée, de harcèlement et d’attouchements. Nul ne sait, à ce jour, ce qui s’est réellement passé entre eux. S’il y a lieu, c’est à la justice d’en juger. Mais ce n’est pas l’avis de Mediapart et d’Edwy Plenel, qui se mobilisent pendant six mois d’enquête policière. Ni celui du SFCC, un syndicat de critiques dont ce n’est pas le rôle et qui va se féliciter bruyamment de cet acharnement.
On accuse souvent la justice de lenteur, mais celle-là pèche plutôt par précipitation ! Pourquoi cette unanimité, cette rapidité hors norme ? Parmi les enquêtrices-justicières de Mediapart figure Iris Brey, figure influente de notre syndicat. Étrange hasard !
Les « affaires » vont dès lors se multiplier, relayées par une presse qui flatte le goût du lynchage et surenchérit volontiers dans la démagogie au goût du jour. Les féministes appellent au boycott du J’accuse de Roman Polanski qui est, malgré tout, « nominé » pour les César. À la Cinémathèque, à l’occasion de l’hommage qui lui est rendu, son nom est traîné dans la boue. Assez pour que l’hommage suivant, qui devait récompenser Jean-Claude Brisseau, soit purement et simplement annulé pour préserver les subventions de l’État. La cancel culture est en marche.
Le soir des César, le 28 février 2020, Polanski est absent mais couronné. Furieuses, Adèle Haenel et ses amies quittent la salle. On entre alors dans la pandémie, qui va tout compliquer, mais je tente malgré tout de faire entendre aux responsables du SFCC qu’ils font fausse route. Ils ignorent mes mises en garde et réaffirment leurs positions : pas question de me laisser m’exprimer devant les adhérents. On tourne en rond.
C’est alors que me vient une idée. Chaque année, on procède à des élections, pour renouveler partiellement le conseil. Tout candidat peut exposer ses motivations, ce qu’on appelle sa profession de foi. Rien ne m’interdit de poser en 2021 ma candidature, comme si je voulais réintégrer le conseil, ce qui n’est évidemment pas mon but. Je tâche de résumer en quelques lignes trois années de différends et de palinodies.
J’essaie d’expliquer comment notre syndicat s’est aligné aveuglément sur le wokisme politiquement correct, sur le néoféminisme totalitaire qui s’est substitué peu à peu au féminisme de libération des années 1970. Comment le CA s’est incliné devant la menace et l’intimidation. Je conclus sur cette banalité : « Il est des circonstances historiques où il faut choisir entre la collaboration et la résistance. »
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Allusion pas vraiment innocente, mais qui va mettre le feu aux poudres. Le président m’écrit pour m’accuser d’avoir « diffusé des informations fausses concernant la charte 50/50 et la façon dont elle a été signée et approuvée par le SFCC » et me reprocher vertement « une injure grave à l’encontre des membres du CA ».
Il me « demande instamment » de venir « m’expliquer ». Cette convocation, appelons les choses par leur nom, m’évoque aussitôt les mœurs du parti communiste, dans les années 1950 et 1960, chez les intellectuels : quand un déviant devenait trop gênant, on le faisait comparaître devant sa cellule érigée en tribunal populaire, et on concluait à son exclusion, en fait décidée d’avance.
L’argumentation précise que j’avais préparée est écoutée mais tombe à plat, ce qui est irréfutable n’étant même pas relevé. Je cite Le Mirage #MeToo de la psychanalyste Sabine Prokhoris (Cherche-Midi), qui livre de l’affaire Haenel une analyse aussi fine qu’implacable… Silence glacial ! Sans possibilité de défense, je suis condamné d’avance.
En signe d’infamie, on me retire mon titre de président d’honneur. Verdict inattendu, illégal et incongru. Le titre de président d’honneur est attribué « à vie », aucun juriste ne dirait le contraire.
En m’accusant d’avoir « instrumentalisé l’outil de démocratie interne », le CA oublie sciemment que je n’ai eu recours à cette extrémité que pour contourner sa très vigilante censure. Il n’a aucune leçon de démocratie à me donner, lui qui, depuis quelques années, a aboli la liberté d’expression qui était précisément une de nos traditions démocratiques les plus précieuses. Ce qui n’empêche pas le président Rouyer d’affirmer que « le CA tient à réaffirmer son attachement indéfectible à la liberté d’expression ». Indéfectible ! De l’humour, probablement…
En tout cas, cela s’inscrit dans la stratégie wokiste qui consiste à éliminer les opposants en provoquant leur mort sociale – ce qu’on appelle éloquemment la cancel culture.
Alors, fût-ce désagréable, la question se pose quant à la réaction la plus appropriée. La lettre du président s’achève par cette phrase : « Je t’informe par la présente que tu redeviens simple membre du SFCC. » Partant du principe que je ne saurais accepter cette décision d’un conseil qui n’a plus ma considération, je ne peux que la rejeter, et quitter le SFCC.
Au-delà de mon cas personnel, l’évolution du Syndicat de la critique depuis quelques années est significative d’une mutation civilisationnelle qui prend appui sur cette déviation radicale du féminisme qu’est le mouvement #MeToo (et sur sa très raffinée traduction française #BalanceTonPorc). On assiste à une érosion des principes fondamentaux de la démocratie, et à un abandon de ceux de la justice. Rappelons seulement que l’invasion de la parité obligatoire contredit l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 qui garantissait l’égalité de tous les citoyens, « admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Et dans le domaine de la justice, le fait que l’accusation ne vaut pas condamnation, ce qui est devenu l’usage, le soupçon ayant désormais valeur de preuve.
Et pourtant, dira-t-on, les idées qui ont fondé le féminisme n’étaient-elles pas justes, au départ ? Comment un espoir du xxe siècle est-il devenu un fléau du xxie ? Le phénomène hélas n’est pas nouveau. L’histoire ne manque pas de religions ou d’idéologies qui sont passées de l’aspiration à la liberté à la réalité de l’oppression.