Pour Gérald Darmanin aucun doute, l’islam est compatible avec la République. Il reconnaît cependant que l’islamisme et l’immigration illégale sont un frein à l’intégration des musulmans. D’où sa loi « séparatisme », dont l’une des mesures phares est le retour discret de la double peine. Le ministre de l’Intérieur met aussi en avant le nombre croissant d’expulsions de sans-papiers, et épingle le détournement du droit d’asile. Entretien 1/2.
Causeur. Le 24 juillet 2020, vous déclariez au Figaro : « Il faut stopper l’ensauvagement de la société. » Un an plus tard, les agressions de policiers sont quotidiennes, les « violences urbaines » ont cours jusqu’en Ardèche. Il serait injuste de dire que vous ne faites rien, alors que vous avez deux lois sur le feu. Et pourtant, entre l’État et ceux qui le défient – délinquants, trafiquants, terroristes, islamistes –, le rapport de forces semble inexorablement évoluer en faveur des seconds. L’État a-t-il les moyens de faire régner l’ordre public partout dans le pays ?
Gérald Darmanin. Chacun le sait : le président de la République a hérité d’une situation très difficile et, depuis le début du quinquennat, il met tout en œuvre pour rétablir l’autorité. En matière de sécurité, en recrutant 10 000 policiers et gendarmes supplémentaires et en faisant de la lutte contre la drogue sa priorité. En matière de lutte contre le terrorisme, en dotant de moyens humains et financiers inédits les services de renseignement (en doublant le budget de la DGSI par exemple), ce qui a permis de déjouer 36 attentats depuis 2017. En matière de lutte contre l’islam radical et politique, avec la loi « séparatisme », la fermeture de lieux de culte et d’écoles islamistes, et l’expulsion des étrangers radicalisés
Commençons par le diagnostic. Toute la politique française, comme votre analyse, s’efforce de séparer le bon grain de l’islam de l’ivraie islamiste. Or, ce qu’on voit, c’est plutôt une forme de continuum de l’un à l’autre.
Je ne partage en aucun cas cette analyse. L’islamisme est soit une vision dévoyée de l’islam, dans les pays qui n’ont pas connu la séparation de l’Église et de l’État, soit une dérive sectaire extrêmement dangereuse. Mais il ne faut jamais confondre la partie avec le tout.
Il y a une porosité entre la partie et le tout. Selon Tarik Yildiz, beaucoup de musulmans, parfaitement paisibles, décrits comme modérés, sont habités par un surmoi islamiste. Quelques jours après les attentats du Bataclan et des terrasses, une femme de Clichy-sous-Bois, amie d’une complice des terroristes, confiait au Monde : « Ici […] les gens sont tranquilles, pas genre djihadistes, encore moins terroristes. Mais à l’intérieur d’eux, une petite voix leur souffle que condamner le voyage en Syrie serait un peu se trahir et qu’une fille portant le voile sera toujours mieux que celle aimant la fête. » Pour paraphraser Gilles Kepel qui évoque un « djihadisme d’atmosphère », n’observez-vous pas un « islamisme d’atmosphère » ?
Il faut aussi faire la part des choses. Dans toutes les religions, il y a des degrés divers de pratique, des débats doctrinaux. Dans toutes les religions, il existe des orthodoxies et des rigoristes. On peut être pour ou contre, mais dans un pays comme la France qui accepte une expression religieuse depuis plusieurs siècles, ça se respecte. En revanche, et je suis très clair sur cette question, je combats ceux qui considèrent que leur loi est supérieure à la loi temporelle, celle de la République.
Tous les croyants conséquents pensent que la loi de Dieu est supérieure ! Pour sortir de cette contradiction, il faut admettre qu’il y a deux royaumes, celui de Dieu et celui des hommes. Or, l’islam a du mal avec cette distinction.
Toutes les religions ont eu du mal avec le fait que la norme religieuse doit céder, dans le champ temporel j’entends, devant celle de l’État. Les chrétiens l’ont accepté après des siècles de débats doctrinaux doublés parfois de violences. Regardons ce qu’il s’est passé à la fin du XIX e siècle pour les catholiques : après d’intenses polémiques, ils se sont pliés à cette hiérarchie dans un contexte particulièrement houleux, qui a conduit à la querelle des inventaires, la violation des églises par la force publique et l’expulsion des congrégations. Les juifs, quant à eux, ont dû faire face à la fermeté du Premier consul, puis de l’empereur. Fermeté et même excessive dureté : Napoléon voulait surtout que son Code civil s’applique à tout le monde. Cinq ans après l’émancipation, il signait le « décret scélérat » (c’est ainsi qu’il est demeuré dans la mémoire nationale) annulant les dettes contractées auprès des juifs et imposant des prénoms français
Ce n’est pas scélérat d’imposer des prénoms français… Quoi qu’il en soit, aujourd’hui c’est à l’islam d’y passer, et il oppose une forme de résistance d’autant plus efficace que l’État rechigne bien plus à contraindre qu’il y a un siècle.
Si vous considérez que, par nature, l’islam ou les musulmans sont génétiquement incompatibles avec la France, avec la République et avec notre conception de la société, alors c’est un autre débat ! En ce cas, je n’ai plus qu’à démissionner de mon poste de ministre de l’Intérieur et à arrêter la politique. Ce n’est pas ma façon de penser ni mon intention. Je ne crois pas un seul instant que la religion musulmane soit par nature, par essence, contraire à la République et à nos institutions. On ne peut pas demander à l’islam, religion relativement nouvelle en France métropolitaine, de s’adapter plus vite que ne l’ont fait les catholiques, les protestants et les juifs.
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En réalité, on ne le lui demande pas vraiment. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’est l’islam qui met au défi les sociétés occidentales, peut-être parce qu’il ne sait pas être minoritaire.
« C’est un peu court, jeune homme. » Bien entendu, il y a un ferment de prosélytisme dans toute religion (à l’exception notable du judaïsme). C’est normal et c’est logique. Que des musulmans, convaincus de détenir la « vraie » croyance, essaient de convertir les autres, c’est un fait. C’est également ce qu’ont fait les chrétiens, et ce que les missionnaires ont pratiqué des siècles durant. Contrairement à ce que vous pensez, l’islam possède une grande souplesse, particulièrement chez les sunnites où la pratique religieuse est extrêmement « décentralisée », sans clergé ni chef. Du reste, l’islam prescrit aux croyants de s’adapter à la société dans laquelle ils vivent. Par exemple, quand l’islam est minoritaire, il ne pratique pas d’appels à la prière. Les plus grands pays musulmans sont des pays asiatiques, ne l’oubliez pas, et ceux-là sont loin d’être dominés par la seule culture musulmane.
La Malaisie n’est pas un exemple très encourageant. Passons. Il y a un malentendu. Nous vous parlons culture, imprégnation des esprits, vous répondez règles, institutions. La compatibilité de l’islam avec la France et la République n’est pas une question théologique, mais culturelle, voire anthropologique : codes d’honneur incompatibles avec l’État de droit, inadaptation à la famille nucléaire, comportements endogames, rapports inégaux entre hommes et femmes…
Vous essentialisez avec les mêmes arguments que les intersectionnalistes ou les racialistes ! Je suis profondément français et profondément dans l’esprit révolutionnaire de 1789. À mes yeux, la grandeur de la République, et avant elle de la France, c’est de croire en l’individu, en sa liberté exprimée par le fait qu’il n’est pas seulement le produit de ses parents, de son éducation et de sa culture d’origine.
Y croire ne suffit pas, encore faut-il le faire, et transformer des gens issus de sphères culturelles et de structures familiales très différentes des nôtres en Français comme vous et moi. Or, nous n’y arrivons plus.
Ce constat est faux. La France est un creuset. Elle a toujours réussi à intégrer, puis à assimiler. Le désir d’endogamie n’est pas un phénomène exclusivement musulman. Le sujet, ce n’est pas la religion, et même pas seulement la culture, c’est le communautarisme. Depuis au moins cinquante ans, nous avons accepté l’existence du quartier communautaire qui, de la naissance à la mort en passant par le mariage, l’éducation, les sorties, n’offre que des repères religieux, donc islamiques. En quinze ans de vie d’élu local, j’ai pu constater les ravages de cette communautarisation qui va avec le refus de la norme générale et de la mixité.
La mixité ne se décrète pas. Personne n’a décidé de « parquer » les immigrés dans des « ghettos ». Si les classes populaires « blanches » (« non racisées », dit-on aujourd’hui) ont quitté les banlieues pour la France périphérique, c’est parce que ces gens ne se sentaient plus « chez eux ». Et en prime, ils se font traiter de fachos parce qu’ils votent Le Pen.
Vous vous trompez d’interlocuteur. Je n’ai jamais insulté les électeurs du RN ni ceux qui votent avec leurs pieds en déménageant. Il faut au contraire se demander pourquoi ils sont partis. Certains acceptent la différence, mais ne veulent pas être minoritaires culturellement dans leur pays, et je le comprends. Comme cela touche souvent les classes populaires travailleuses, qui ont plus peur encore pour leurs enfants que pour elles-mêmes, alors ils s’en vont.
Le problème, c’est que ce que vous appeliez capacité d’adaptation consiste très souvent à demander aux sociétés d’accueil de changer ! À Montpellier, une dame a déploré devant le président qu’il n’y ait pas de Pierre dans l’école de son fils. Mais pourquoi n’a-t-elle pas appelé son fils Pierre ?
Chacun est libre d’appeler ses enfants comme il le souhaite. Quand la mixité existe, les prénoms se diversifient et la pratique religieuse faiblit. Et, comme tout le monde, on adopte la famille nucléaire, on rêve de devenir propriétaire, on veut que ses enfants réussissent, on sécularise ses habitudes de vie. A Rome, on apprend à vivre comme des Romains. Cela prend du temps.
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Sans doute y a-t-il un effet de loupe médiatique sur les trains qui n’arrivent pas à l’heure, mais nous ne vivons pas dans le même monde. En fait de sécularisation et de pratique religieuse, on voit de plus en plus de jeunes filles qui se voilent et qui jeûnent : le mimétisme aidant, dans certains établissements, cela concerne une majorité d’élèves.
Encore une fois, c’est justement car il n’y a pas de mixité. Je le répète, notre problème, ce n’est pas la pratique religieuse en soi. Dès ses origines, la République a eu affaire avec des identités particulières : songez, dans l’histoire de France, au combat pour la francisation et au combat contre les langues régionales. Aujourd’hui, c’est plus difficile, parce qu’on parle de groupes plus nombreux. C’est aussi difficile à cause de notre histoire et de la manière dont elle est interprétée, du contexte international, notamment le conflit israélo-palestinien et la lutte pour le leadership du monde sunnite. Ajoutez dans ce contexte difficile l’amplification médiatique réalisée par les réseaux sociaux et vous obtenez une situation préoccupante, oui, assez grave, indéniablement. Cependant, et c’est là tout le sens de l’action politique et de la détermination, pour peu que nous soyons fermes, il y a une solution et un espoir.
Votre aveuglement volontaire et même volontariste aux différences culturelles – ce dont parlait le sociologue Hugues Lagrange dans Le Déni des cultures – est saisissant. Pour vous, il suffit d’avoir un passeport. Du coup, le fait que beaucoup de jeunes Français se sentent moins français que leurs parents ou grands-parents est en dehors de votre champ de vision, donc d’action.
Encore une fois, je ne suis aveugle à rien, mais « passons », comme vous dites. L’idée qu’il y aurait des « Français de papier » et des « vrais » Français, relève de l’essentialisme. C’est tout le contraire de la République française, de l’histoire politique à laquelle j’ai toujours été fidèle, celle de Séguin et Chevènement. Je n’ai aucun problème avec l’assimilation, ma famille en est issue et j’en suis même bien heureux. Je pense que la nationalité française veut dire quelque chose et qu’on doit être exigeant avec ceux qui l’acquièrent. Les problèmes d’acculturation ne viennent pas de l’islam en tant que tel, mais de cultures étrangères. Le réflexe communautaire n’est d’ailleurs pas propre à une culture particulière ; chacun peut le constater dans la sociologie de nos villes, où des habitants d’origine asiatique, par exemple, ou même ceux de certains pays européens, ont pu développer un mode de vie
qualifié de communautaire.
Sauf que ce n’est pas avec eux que nous avons des problèmes…
Une part importante des islamistes radicalisés sont des convertis, nés en France dans des familles non musulmanes et non immigrées. Arrêtons d’essentialiser ! Si l’homme est libre, il n’est pas seulement le produit de sa classe, de son origine ou de sa religion. L’individu doit pouvoir échapper à son groupe, on doit lui offrir les possibilités de le faire – mais il peut aussi faire le choix d’y rester. Cependant, dans notre pays, cette « communauté » n’est pas reconnue. Il y a ici une ligne rouge. Nous sommes une seule communauté : la « communauté des citoyens », comme l’appelle Dominique Schnapper.
Seulement, depuis plusieurs années, on a assisté, au contraire, à la reprise en main des individus par le groupe.
Oui, en effet. Les islamistes essaient d’enfermer les gens, de la naissance à la mort, dans leurs normes et leur système de « haram / halal », illicite / licite, qui ne concernent pas que des pratiques alimentaires. Notre travail à nous, c’est de contrer cette emprise en imposant des moments et des lieux de neutralité, où les normes religieuses n’ont pas droit de cité : l’école laïque, les services publics neutres, des rites neutres, comme le mariage civil qui a lieu avant le mariage religieux et des activités – notamment sportives et associatives non prosélytes. Ces lieux, ces moments et ces activités permettent à chaque enfant d’échapper à son groupe. C’est tout l’objet de la loi « séparatisme » : elle renforce le rôle de la République.
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Quelle est la logique de cette loi ?
La loi marche sur deux jambes : bloquer les ingérences étrangères et lutter contre l’islam politique. Les Algériens, les Marocains, les Turcs et d’autres peuvent être tentés d’exercer une influence sur leur diaspora en France par la religion, par le biais des imams détachés et des financements de projets et d’opérations. Si certaines fédérations musulmanes subissent, dans l’exercice du culte et dans leurs rapports avec les pouvoirs publics français, des pressions extérieures, c’est un enjeu différent de l’islamisme, mais il s’agit ici d’un séparatisme malgré tout. C’est aussi contraire à une longue tradition française qui date de Philippe Le Bel, en vertu de laquelle les affaires religieuses en France sont des affaires françaises. Quant à l’islamisme, il est plus pernicieux car il mène soit à la séparation, soit au terrorisme.
La suite demain: dans la deuxième partie, Gérald Darmanin revient sur nos relations avec la Turquie et l’Algérie, sur la nouvelle loi et son délit de « séparatisme », sur les liens entre immigration et séparatisme, sur le droit d’asile et la dissolution de Génération identitaire.