Accueil Édition Abonné La radicalisation a bénéficié de la dérégulation du marché de l’information

La radicalisation a bénéficié de la dérégulation du marché de l’information

Propos de Gérald Bronner recueillis par Élisabeth Lévy.


La radicalisation a bénéficié de la dérégulation du marché de l’information
Gérald Bronner. Photo: Hannah Assouline

Face au sociologue Gérald Bronner, les complotistes n’ont qu’à bien se tenir. En ces temps de confusion, l’auteur de Déchéance de rationalité déplore le déclin de la culture scientifique et l’essor des radicalités, notamment islamistes et antispécistes. Entretien.


Causeur. « La grande aventure de notre temps, et pour tout dire son héroïsme, c’est le combat rationaliste », écrivez-vous. Que les gens croient à des âneries, ce n’est pas franchement nouveau….

Gérald Bronner. Depuis les Lumières, la défense de la rationalité était devenue une sorte de doxa qu’on ne remettait pas en question. Et même le socle de la possibilité même de la démocratie, qui suppose que nous possédions un fond commun épistémique. Le niveau d’études n’ayant jamais été aussi haut et l’information jamais aussi abondante et accessible, on espérait l’avènement des démocraties éclairées… Or, la disponibilité de l’information a surtout créé la possibilité pour chacun de s’arranger avec le réel. Notre vigilance rationnelle a baissé. C’est ce que j’ai appelé « la démocratie des crédules » : on reste en démocratie, mais des leaders politiques élus peuvent contester l’efficacité des vaccins, l’existence du réchauffement climatique ou toutes sortes de consensus scientifiques.

Le débat public […] a totalement dérivé. Le politiquement correct nuit à l’échange rationnel puisqu’il interdit par l’intimidation morale d’exposer tous les arguments.

L’exemple du climat est intéressant, car le consensus scientifique porte sur l’existence du réchauffement, pas sur ses causes ni sur ses conséquences. Or, quiconque s’écarte de la doxa catastrophiste à leur sujet est accusé de climatoscepticisme, terme révélateur du reste puisque le scepticisme devrait être considéré comme une vertu. Bref, il ne faudrait pas qu’au nom de la raison on fasse passer des opinions pour des vérités ou des hypothèses comme des certitudes !

Les accusations de complotisme sont effectivement un moyen de disqualifier l’adversaire politique. Il faut en user avec méthode, comme du scepticisme. Ce que je reproche à certains climatosceptiques, ce n’est pas d’ouvrir le débat, mais d’employer des arguments qui n’ont que l’apparence de la science. Ils réclament légitimement le droit au doute, mais tout droit s’accompagne de devoirs. Et, bien souvent, ce droit au doute ne s’adosse pas au devoir de doute, c’est-à-dire au principe de méthode, ce qui ouvre la voie aux erreurs de raisonnement, aux biais cognitifs. Mon travail de rationaliste ne consiste pas à donner a priori raison aux uns contre les autres, mais plutôt à évaluer la qualité de leurs arguments respectifs dans l’état actuel de la connaissance. Et le débat public devrait toujours se faire ainsi, mais il a totalement dérivé.

A lire : Climat: les missionnaires de l’Apocalypse

Il faut aussi compter avec l’« effet internet ». La technologie donne aux théories farfelues qui se débitaient autrefois sur les zincs des bistrots une sorte d’apparence de vérité. Comment savoir quand la frontière de la raison est franchie ?

Le seul moyen est de soumettre ses propres certitudes au doute. Le vrai sceptique devrait se poser cette question : « Pourquoi ai-je envie de croire que c’est vrai ? » Cela ne signifie pas que c’est faux, mais que, peut-être, mon envie de croire que c’est vrai fait baisser ma vigilance. Nous sommes tous comme ça. 70 % des Français partagent des articles parce que le titre leur plaît. On peut néanmoins résister à cette tentation de l’esprit. De même, pour la superstition : dans les moments d’incertitude, on est tenté de toucher du bois ou de ne pas passer sous une échelle. Personne ne peut être objectivement rationnel tout le temps. Mais il y a des moments où il faut faire preuve de vigilance.

C’est un raisonnement de chercheur que le grand public aura du mal à suivre. Je vais vous donner un exemple : une étude de Patrick Simon explique que le premier prénom des descendants d’immigrés arabes est Nicolas. Or, j’ai tendance à croire que ce n’est pas vrai, non seulement parce que cela va à l’encontre de ce que j’observe et d’autres études, mais aussi peut-être parce que cela contredit mon opinion sur la crise de l’assimilation.

Vous faites preuve d’esprit critique sur cette enquête et vous avez raison. Mais c’est facile dès lors que les données contreviennent à ce que vous avez envie de croire vrai. Vous réagiriez différemment à une enquête affirmant, par exemple, que c’est Mohamed qui est donné à 80 % des enfants. Dans ce cas, vous ne vérifierez pas les sources. L’individu moyen va aller dans le sens de ses croyances. Et ce n’est pas comme ça qu’on fait un vivre-ensemble intellectuel, ni un fond


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Juin 2019 - Causeur #69

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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