Face au sociologue Gérald Bronner, les complotistes n’ont qu’à bien se tenir. En ces temps de confusion, l’auteur de Déchéance de rationalité déplore le déclin de la culture scientifique et l’essor des radicalités, notamment islamistes et antispécistes. Entretien.
Causeur. « La grande aventure de notre temps, et pour tout dire son héroïsme, c’est le combat rationaliste », écrivez-vous. Que les gens croient à des âneries, ce n’est pas franchement nouveau….
Gérald Bronner. Depuis les Lumières, la défense de la rationalité était devenue une sorte de doxa qu’on ne remettait pas en question. Et même le socle de la possibilité même de la démocratie, qui suppose que nous possédions un fond commun épistémique. Le niveau d’études n’ayant jamais été aussi haut et l’information jamais aussi abondante et accessible, on espérait l’avènement des démocraties éclairées… Or, la disponibilité de l’information a surtout créé la possibilité pour chacun de s’arranger avec le réel. Notre vigilance rationnelle a baissé. C’est ce que j’ai appelé « la démocratie des crédules » : on reste en démocratie, mais des leaders politiques élus peuvent contester l’efficacité des vaccins, l’existence du réchauffement climatique ou toutes sortes de consensus scientifiques.
Le débat public […] a totalement dérivé. Le politiquement correct nuit à l’échange rationnel puisqu’il interdit par l’intimidation morale d’exposer tous les arguments.
L’exemple du climat est intéressant, car le consensus scientifique porte sur l’existence du réchauffement, pas sur ses causes ni sur ses conséquences. Or, quiconque s’écarte de la doxa catastrophiste à leur sujet est accusé de climatoscepticisme, terme révélateur du reste puisque le scepticisme devrait être considéré comme une vertu. Bref, il ne faudrait pas qu’au nom de la raison on fasse passer des opinions pour des vérités ou des hypothèses comme des certitudes !
Les accusations de complotisme sont effectivement un moyen de disqualifier l’adversaire politique. Il faut en user avec méthode, comme du scepticisme. Ce que je reproche à certains climatosceptiques, ce n’est pas d’ouvrir le débat, mais d’employer des arguments qui n’ont que l’apparence de la science. Ils réclament légitimement le droit au doute, mais tout droit s’accompagne de devoirs. Et, bien souvent, ce droit au doute ne s’adosse pas au devoir de doute, c’est-à-dire au principe de méthode, ce qui ouvre la voie aux erreurs de raisonnement, aux biais cognitifs. Mon travail de rationaliste ne consiste pas à donner a priori raison aux uns contre les autres, mais plutôt à évaluer la qualité de leurs arguments respectifs dans l’état actuel de la connaissance. Et le débat public devrait toujours se faire ainsi, mais il a totalement dérivé.
Il faut aussi compter avec l’« effet internet ». La technologie donne aux théories farfelues qui se débitaient autrefois sur les zincs des bistrots une sorte d’apparence de vérité. Comment savoir quand la frontière de la raison est franchie ?
Le seul moyen est de soumettre ses propres certitudes au doute. Le vrai sceptique devrait se poser cette question : « Pourquoi ai-je envie de croire que c’est vrai ? » Cela ne signifie pas que c’est faux, mais que, peut-être, mon envie de croire que c’est vrai fait baisser ma vigilance. Nous sommes tous comme ça. 70 % des Français partagent des articles parce que le titre leur plaît. On peut néanmoins résister à cette tentation de l’esprit. De même, pour la superstition : dans les moments d’incertitude, on est tenté de toucher du bois ou de ne pas passer sous une échelle. Personne ne peut être objectivement rationnel tout le temps. Mais il y a des moments où il faut faire preuve de vigilance.
C’est un raisonnement de chercheur que le grand public aura du mal à suivre. Je vais vous donner un exemple : une étude de Patrick Simon explique que le premier prénom des descendants d’immigrés arabes est Nicolas. Or, j’ai tendance à croire que ce n’est pas vrai, non seulement parce que cela va à l’encontre de ce que j’observe et d’autres études, mais aussi peut-être parce que cela contredit mon opinion sur la crise de l’assimilation.
Vous faites preuve d’esprit critique sur cette enquête et vous avez raison. Mais c’est facile dès lors que les données contreviennent à ce que vous avez envie de croire vrai. Vous réagiriez différemment à une enquête affirmant, par exemple, que c’est Mohamed qui est donné à 80 % des enfants. Dans ce cas, vous ne vérifierez pas les sources. L’individu moyen va aller dans le sens de ses croyances. Et ce n’est pas comme ça qu’on fait un vivre-ensemble intellectuel, ni un fond commun de la démocratie.
L’un de nos graves problèmes, c’est l’esprit de pluralisme, c’est-à-dire le fait d’accepter d’entendre une opinion contraire à la tienne sans penser immédiatement que son émetteur est un salaud.
Mais cet esprit de pluralisme ne doit pas aboutir à nous empêcher de maintenir la hiérarchie des énoncés ! Le rationalisme, c’est simplement la réclamation de pouvoir établir une hiérarchie, fondée sur une méthode, entre les propositions intellectuelles. Après, il faut être très prudent, parce que les vérités le sont souvent à titre provisoire : cette hiérarchie peut être remise en question par la découverte de nouvelles données.
Votre raisonnement est extrêmement scientiste, mais nous ne sommes pas tous armés pour hiérarchiser plusieurs discours d’apparence scientifique.
La science n’est qu’une expression parmi d’autres de la pensée méthodique. Aussi utopique que cela semble, je milite pour la pensée méthodique pour tous. C’est l’égalité cognitive : pour peu qu’on ait un cerveau normalement constitué, on peut tous comprendre. Par exemple, la distinction entre corrélation et causalité est un processus mental à la portée de tous.
Cette capacité à hiérarchiser traduit aussi ce qu’on appelle l’esprit critique. Le risque est qu’on en arrive à déconstruire systématiquement tout ce qui est dit, comme le fait, par exemple, Frédéric Lordon…
Dans les articles de lui que j’ai lus, Lordon raisonne parfois comme un enfant. Tétanisé par le biais d’intentionnalité, il ne fait preuve d’aucun esprit critique. Il a le sens de la formule, pas celui de la pensée. Il ne faut pas confondre l’hyperscepticisme, le doute sans méthode, et la vraie pensée critique qui s’adresse surtout à soi-même. En relisant Descartes, on comprend que le doute méthodique s’adresse d’abord aux grandes limites de notre rationalité.
Paradoxalement, le meilleur allié du complotisme est bien souvent le politiquement correct.
Effectivement, le politiquement correct nuit à l’échange rationnel puisqu’il interdit par l’intimidation morale d’exposer tous les arguments. Résultat, une série d’agents du marché de l’information usent de la provocation pour attirer l’attention.
Les gens sont-ils plus crédules qu’avant ?
Je ne crois pas, puisque la nature humaine n’a pas changé. Aussi, je n’aime pas le terme de « post-vérité » qui suppose une mutation. Ce sont les conditions d’accès à l’information qui ont changé et qui favorisent la baisse de vigilance rationnelle. Plus il y a d’informations disponibles, plus la probabilité d’en trouver au moins une qui va dans le sens de nos attentes est forte. C’est ce que j’appelle le théorème de la crédulité informationnelle.
A lire : Poutou, coqueluche de la post-vérité
Pour nous protéger des contre-vérités, l’Élysée envisage, semble-t-il, la création d’une instance régulatrice. Est-ce la bonne méthode ?
Sauf dans les cas vraiment extrêmes, comme pour les négationnistes, la censure me semble une mauvaise solution. Étant libéral, je garde toujours en réserve la possibilité qu’une hiérarchie d’énoncés soit provisoire. Mais je suis pour la régulation de ce marché aujourd’hui largement dérégulé. Qu’il existe des dispositifs pour prévenir des interventions étrangères dans les processus électoraux me semble assez légitime. C’est le rôle du politique que d’introduire de la raison pour éviter des externalités négatives. Par exemple, on peut s’interroger sur l’ordre d’apparition de l’information : dans un supermarché, on n’est pas obligé de mettre le complotisme en tête de gondole…
Peut-être, mais cela doit relever du libre choix des acteurs !
Non, en réalité, ça relève des algorithmes, donc des choix des grands opérateurs du net. Les politiques doivent donc entrer en négociation avec eux ! C’est la seule question que j’ai posée à Macron lors du grand débat avec les intellectuels.
Les algorithmes mettent-ils à égalité toutes les informations ?
Pire que ça, parfois, ils mettent même en avant des propositions douteuses, mais qui vont dans le sens de la démagogie cognitive, donc de nos attentes intuitives, de nos propres biais cognitifs. Sur Twitter, les fausses informations circulent six fois plus vite que les bonnes ! On peut introduire dans les algorithmes des éléments normatifs et moraux qui ralentiront certaines informations sans les censurer.
Mais la définition d’une fausse nouvelle est problématique. Comme le dit Alain Finkielkraut, une des « fake news » les mieux partagées de ces dernières années a été « le niveau monte » à l’école. Va-t-on traîner en justice les sociologues qui ont propagé cette ânerie – et qui portent au passage une très lourde responsabilité ?
Il n’est pas question de toucher des sujets liés à des controverses scientifiques. Le meilleur régulateur, c’est le cerveau humain. Tout individu est un acteur sur le marché de l’information. La meilleure régulation non liberticide, c’est bien le développement de l’esprit critique.
A lire: «La culture est dangereuse, elle développe l’esprit critique»
En ce cas, l’école peut-elle équiper les jeunes pour le monde de la raison ?
Non seulement l’école le peut, mais elle le doit, dès lors que sa mission est de créer les individus libres, autonomes et éclairés dont la démocratie a besoin. Or, nombre de propositions enseignées à l’école sont contre-intuitives, comme la théorie de l’évolution. C’est un moment formidable, non seulement pour l’apprendre à l’élève, mais aussi pour lui faire comprendre comment fonctionne son cerveau. Qu’est-ce qui fait que je ne comprends pas ? Nous avons besoin d’opérer une révolution pédagogique. La science a un temps d’avance sur la décision politique, nous sommes prêts à commencer à faire des tests avec des échantillons témoins.
Chez beaucoup d’adultes aussi, les thèses conspirationnistes connaissent un succès fulgurant. Pas mal de gilets jaunes cherchent un coupable à leur malheur…
Le sondage de l’IFOP et Conspiracy Watch a montré que ceux qui se déclarent gilets jaunes sont plus conspirationnistes que la moyenne des Français, peut-être parce qu’ils appartiennent aux catégories socioprofessionnelles moins élevées. D’après l’outil statistique (régression logarithmique multinomiale), le fait de se déclarer gilet jaune est le meilleur prédicteur de conspirationnisme dans cette enquête.
Il semble en tout cas qu’une partie croissante du peuple éprouve de la défiance vis-à-vis de toute institution – y compris les médias traditionnels.
En effet, un récent sondage du Cevipof a montré que plus de 50 % des gens ne croyaient plus aux statistiques officielles. Il existe une France sécessionniste. C’est une sécession symbolique qui se manifeste par exemple, lorsque Maxime Nicolle annonce qu’il va quitter la France, lorsque Dieudonné proclame « on va faire deux France, la leur et la nôtre », ou encore lorsque la France insoumise met en doute les résultats du premier tour de la présidentielle.
La France Insoumise a même décrété la création de son propre institut de sondage. C’est très important, car les données socioéconomiques, le taux de chômage, le taux d’immigration sont précisément les éléments à partir desquels on peut raisonner ensemble sur un sujet. Si chacun produit son propre taux de chômage, où va-t-on ? On est vraiment dans une sécession, à chacun sa représentation du réel.
Mais on peut aussi les manipuler, comme le faisait feu l’URSS. Ou les banques qui ont trafiqué les comptes de la Grèce. Résultat, beaucoup de gens sont convaincus que l’Insee et les organismes officiels nous bourrent le mou.
La croyance par délégation que permet la science est en crise. Je crois qu’il y a réchauffement climatique, mais je n’ai pas les compétences pour le démontrer, comme le Big Bang, j’y crois par délégation. Cette délégation raisonnable est fondée sur le fait que la probabilité qu’ils se trompent tous ensemble est faible. Croire par délégation est la seule façon de vivre dans un espace démocratique qui nécessite un fond de rationalité commun.
Mais il y a un gros risque de renforcer la perception d’un « eux et nous », c’est-à-dire que nous, du haut de notre hauteur, nous sommes la raison. C’est ce qui s’est passé avec les gilets jaunes, qui pensent que les messieurs en costards les méprisent.
Il faut à la fois faire preuve de charité interprétative et se battre dans l’espace public pour ne pas laisser trop de place aux propagateurs de fausses nouvelles. Tendons-leur la main, mais une main ferme.
La difficulté de conserver un monde commun dans lequel on soit au moins d’accord sur les termes de nos différends a-t-elle favorisé la radicalisation ?
La radicalisation, notamment islamiste, a pu bénéficier de la dérégulation du marché de l’information. Comme toute pensée rare – il y a heureusement statistiquement peu de gens prêts à aller au carton avec une kalachnikov –, la radicalisation opère dans des espaces géographiques – prisons, mosquées, certains quartiers – et virtuels – groupes Telegram – déterminés. Un individu seul aura moins tendance à se radicaliser que s’il rencontre un groupe porteur d’une émulation collective. Internet permet cette rencontre. Pour autant, l’islamisme ne s’explique pas par l’histoire d’internet : des perturbations géopolitiques très importantes, en Irak, en Syrie, en Libye ont favorisé l’émergence de Daech. Les premiers attentats islamistes en France, c’était le FIS algérien, bien avant internet !
Reste à définir la « radicalisation ». Cette notion n’est-elle pas un peu fourre-tout ?
Oui et je préfère parler de « pensée extrême », dont la radicalisation n’est qu’un des processus. Est extrême l’adhésion inconditionnelle à des idées radicales. Par exemple le mensonge : un kantien extrémiste considère qu’il ne peut mentir en aucune situation, y compris face à la Gestapo pour sauver des enfants juifs. En ce sens, la radicalisation concerne par exemple les gens qui ont un rapport littéral au texte religieux.
En effet, on croise rarement des extrémistes kantiens !
On trouve des extrémistes de tout bois. L’antispécisme radical peut aussi pousser à la violence politique. La spécificité du radicalisme religieux, en particulier chez les musulmans, est qu’il implique un conflit entre les règles républicaines et les règles dites transcendantes. L’extrémiste ayant un rapport inconditionnel avec ces dernières, il les appliquera évidemment avant les règles de la République. Mais le croyant qui a une adhésion conditionnelle va gérer, un peu comme dans la scolastique, ces deux types de rationalité.
C’est le fondement même de la laïcité : il y a en quelque sorte une vérité pour l’école et l’espace public et une vérité de l’église, de la synagogue et de la famille…
En effet, et si on n’accepte pas de considérer la vérité religieuse comme symbolique, il y a un conflit. On ne peut régler ce conflit de légitimités qu’en donnant raison à l’une ou à l’autre. Dans le cas de Daech, la nature eschatologique de la pensée est aussi essentielle. Comme les grandes idéologies, le djihadisme est un millénarisme porteur d’une promesse post mortem sous forme de troc : les sacrifices consentis sur Terre seront récompensés infiniment dans l’au-delà. Pour qui croit inconditionnellement à ces fantaisies, cela peut devenir extrêmement dangereux, d’autant que le sacrifice inclut le sacrifice des autres…
J’ai pu exciter une pointe de doute chez certains radicalisés
En dehors de l’idéologie, quel type d’individus est concerné par la radicalisation islamiste ? Y a-t-il des déterminismes ?
Les données sont lacunaires. À l’échelle internationale, cela concerne des individus plutôt issus des classes moyennes et supérieures, avec un niveau d’études supérieur à la moyenne. Mais les terroristes qui ont frappé en France, en Belgique ou en Europe de l’Ouest, n’ont pas du tout ce profil. Marc Hecker montre dans un rapport sur les nuances du djihadisme qu’il s’agit surtout de jeunes issus des quartiers sensibles, d’origine arabo-musulmane en général. Il y a aussi une surreprésentation des convertis et des familles monoparentales. Globalement, ils ont un passé de primo-délinquants, avec un côté « reborn » : ils ont trouvé dans la religion une façon de se laver de leurs péchés passés et de se dédouaner en imputant leur échec à la société occidentale corrompue. L’une des vertus de la radicalité pour ceux qui s’y adonnent, y compris dans les sectes, c’est qu’elle exonère l’individu de ses erreurs passées. Rien de ce qu’il a commis n’est de sa faute, c’est pourquoi il doit rompre avec sa famille et son environnement pour renaître. Pour l’islam, ça s’accompagne d’un récit idéologique victimaire et complotiste qui a couru tout au long du XXe siècle. Dans cette optique, l’Occident arrogant veut humilier le monde musulman pour se venger de son glorieux passé…
Vous avez aussi passé un an dans une secte. Est-ce légitime d’employer pour ce phénomène le même mot de radicalisé ?
Oui. Malgré des variables sociales différentes, l’activité sectaire et les processus d’adhésion ne sont pas si éloignés que cela. Ceci dit, selon le récit auquel il adhère inconditionnellement, le radicalisé n’aura pas la même dangerosité. Certains vont s’enfermer tous seuls dans une ferme pour trouver la lumière sans chercher à flinguer tout le monde !
Ceux-là ne bénéficient pas d’une maison-mère quasi planétaire. Vous avez également participé à la déradicalisation islamiste. En vous lisant, on a l’impression que notre politique est faite de beaucoup d’affolement et d’improvisation. Comment avez-vous vécu le fiasco du centre pour radicalisés de Pontourny ?
À la décharge de l’État, rappelons qu’il n’y avait pas eu d’attentats islamistes en France de 1996 à 2012, c’est-à-dire du GIA à Mohammed Merah. L’impréparation me paraît donc assez compréhensible. Après les attentats du 13 novembre 2015, les pouvoirs publics ont voulu montrer qu’ils agissaient. C’est compréhensible, car les Français n’auraient pas toléré l’apparence de l’inaction.
Mais sa réalité, oui ?
En tout cas, dans l’affaire de Pontourny, c’est sous pression de l’opinion publique que le Premier ministre Manuel Valls a décidé de ne pas ouvrir le centre aux jeunes qui revenaient de Syrie. C’était pourtant la vocation initiale du centre ! Je m’étais engagé pour cela. Résultat : le centre s’est borné à traiter des radicalisés recrutés sur une base volontariste, ce qui était un peu absurde, pendant que les revenants de Syrie étaient envoyés en prison.
Je me suis retrouvé face à une équipe disparate – dont une personne déficiente mentale avec laquelle il n’y avait aucune chance que le rationalisme marche. D’autres attendaient leur procès, voulant peut-être montrer un peu patte blanche. L’un a fugué, faute d’obligation de présence. Cela s’est terminé en eau de boudin…
N’avez-vous rien pu faire du tout ?
Si. J’ai travaillé spécifiquement sur les éléments dont on sait qu’ils sont impliqués dans la radicalisation, en particulier la dérégulation du hasard. Quand les djihadistes sont sur le point de passer à l’acte, ils cherchent des signes. Parce que ce n’est pas facile de commettre un attentat sans l’aide d’un groupe, certains reculent. D’où la pointe de doute que j’ai pu exciter.
Comment procédiez-vous ?
Je leur posais des problèmes, leur donnais des exercices à faire, des jeux de rôle sur des questions d’interprétation de phénomènes. Il a fallu plusieurs séances, mais quand ils avaient compris, ils étaient zélés. Au bout d’un moment, ils me devançaient, se moquaient des éducateurs qui tombaient dans des pièges de raisonnement. C’est comme ça que je les ai mis de mon côté. Je ne leur disais pas quoi penser, ils reprenaient le contrôle de leurs pensées. Qu’ils soient musulmans, même musulmans radicaux, je m’en foutais, s’ils avaient envie de faire la prière 50 fois par jour, ce n’était pas mon problème. Le seul truc qui m’importait, c’est qu’ils ne fassent pas de mal à autrui. Et c’est toujours le seul qui importe.
A lire: « L’idée-même d’un centre de déradicalisation est un non-sens »
Est-ce ce genre de programme, de longue haleine, qu’il faudrait mener en prison, avec ces populations ?
Absolument. Ça paraît rationnel de développer leur sens critique, non pas pour changer leurs croyances, mais pour instaurer un doute qui peut éviter le passage à l’acte. Après, il y aura des contre-exemples, sur les centaines de personnes, mais j’y crois. Si bien que je vais former des gens qui vont aller en prison pour produire ce programme.
Vous n’allez pas le faire, vous, directement ?
Je vais peut-être un peu aller à la Santé. L’essentiel est de faire essaimer cette méthode en formant 30 personnes, qui en formeront d’autres à leur retour. C’était aussi la faiblesse du centre de Pontourny, de ne pouvoir gérer que 10 ou 15 personnes…
Aujourd’hui, la volonté (ou le courage) politique qui faisait défaut hier existe-t-elle ?
Le politique ne manque que rarement de volonté, ce dont il manque c’est de rationalité sur le long terme. La décision politique paraît si absorbée par le court-termisme et la communication qu’elle perd souvent de vue les objectifs essentiels : servir l’intérêt général.
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