Dans Le Peuple de la frontière, notre ami Gérald Andrieu raconte sa longue marche de Dunkerque à Menton, à la rencontre d’une France oubliée par le journalisme politique avide de petites phrases. 2000 kilomètres à pied, ça use les souliers mais ça clarifie les idées.
Gérald Andrieu a un problème : son métier a mal tourné. Depuis qu’il a décidé de faire journaliste, il est hanté par une détestation et par une peur, peut-être transmises par Philippe Cohen, qu’il a eu la chance de croiser quand il entrait dans la carrière. La détestation, c’est celle du journalisme politique qui consiste à « côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent ». La peur, c’est celle de devenir un de ces journalistes-ethnologues qui observent le peuple et ses fâcheuses manies à travers un microscope idéologique. « Alors, on est venu voir comment vit l’ouvrier ? » lui balancera François le taiseux, qui vit à Francheval, dans la périphérie de Sedan.
Le mot « politique » éteint les regards
Non, Andrieu n’est pas allé voir le populo comme on visite un zoo. Pour découvrir, à l’approche de la présidentielle, ce que pense la France des gens ordinaires, comme disait Orwell, l’un des saints patrons d’Andrieu avec le Jack London du Peuple d’en bas, il lui fallait s’affranchir de l’obligation de récolter des petites phrases aisément transformables en tweets. Alors, il a suspendu son agréable vie parisienne, pris son barda – 13 kilos – et il est parti, à pied, de Bray-Dunes à Menton, pour un périple de 2 000 kilomètres le long de nos frontières. « La marche, écrit-il, se révélera le plus judicieux et le plus fabuleux outil journalistique pour se mettre à hauteur d’homme. »
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Ni scoops ni statistiques, mais la vie comme elle va : suivre Andrieu, c’est éprouver cette empathie concrète qui naît entre semblables et mettre des noms, des visages, des histoires singulières sur les abstractions que l’on écrit à propos de la mondialisation, de la désindustrialisation ou de la France périphérique, mais auxquelles, heureusement, aucune existence ne peut être réduite. Le long des frontières belge, luxembourgeoise puis allemande, on traverse des régions autrefois prospères – et d’autres qui ne le sont que grâce aux milliers de travailleurs frontaliers. Un paquet d’ouvriers sont passés au FN – dont le principal charme, avec sa volonté affichée d’arrêter l’immigration, est de n’avoir jamais été au pouvoir – et, loin des narines parisiennes, ils en parlent sans détour. Il y a aussi des communistes maintenus qui ne voteront plus jamais socialiste (à supposer que cela soit toujours d’actualité). Dans les parages de la Suisse, Andrieu rencontre même des électeurs de Macron presque enthousiastes. Mais le plus souvent, le mot « politique » éteint les regards : « Prononcez-le, les mines se renfrogneront, les “Je ne veux plus en entendre parler” succéderont aux “Ils me fatiguent ces gens-là”. » Et, bien sûr, ils en parlent tout le temps.
Pas de misérabilisme
Évitant les lieux communs du langage et de la pensée, notre marcheur échappe au misérabilisme en s’accrochant aux détails cocasses, aux propos de comptoir – tout ne fout pas le camp, la preuve on continue de rigoler au bistrot –, ou encore aux incongruités de l’époque, comme ce poste-frontière entre Aspach et sa voisine luxembourgeoise Schengen transformé en « armoire aux livres » en libre-service (la chute de ce chapitre est hilarante).
Bien sûr, on pourra taquiner Gérald Andrieu sur sa vision irénique du populo, qui rappelle la croyance de Michéa dans la common decency innée des classes populaires, ou encore sur sa propension à voir la mondialisation comme un phénomène imposé par le haut – comme si les pauvres ne voulaient pas, eux aussi, acheter des i-trucs au prix du travail chinois. Mais en cheminant à ses côtés, on se réjouit d’appartenir à cette étrange peuplade appelée les Français. Beau travail d’artisan intellectuel que ce journalisme à hauteur d’homme.