Ancien conseiller de Jean-Luc Mélenchon, Georges Kuzmanovic préside le mouvement République souveraine. Il dénonce le principe de la retraite par points et appelle tous les souverainistes républicains à s’unir pour sauvegarder le modèle social français. Pendant ce temps, la Légion d’honneur est attribuée au patron de BlackRock France, fonds d’investissement qui pourrait bénéficier de la réforme…
Causeur. La retraite par points voulue par le gouvernement doit aboutir à la création d’un régime unique couvrant les agriculteurs comme les salariés. Comprenez-vous sa logique ?
Georges Kuzmanovic. C’est une vaste foutaise. Depuis le début, le projet de Macron est de casser la retraite par répartition et le modèle républicain hérité du Conseil national de la Résistance pour lui substituer un système par capitalisation. Les députés et divers porte-parole de LREM n’ont pas le courage de l’exprimer. Ils représentent les intérêts des banques et des fonds de pension, comme le révèlent par exemple les oublis de M. Delevoye sur ses fonctions auprès d’assureurs, ainsi que les rencontres entre Emmanuel Macron et Larry Fink, président du plus grand fonds d’investissement mondial BlackRock.
Beaucoup de Français refusent de se faire écraser dans la mondialisation
Mais le gouvernement prétend au contraire pérenniser le système par répartition…
En vérité, la généralisation de la retraite par points, comme l’a expliqué François Fillon devant le Medef en 2017, permet surtout au gouvernement de baisser la valeur du point pour résoudre les problèmes budgétaires du gouvernement. Ce système va aboutir à ce que les gens aient des retraites moindres, et il leur faudra donc capitaliser pour les améliorer – enfin ceux qui en auront la possibilité financière. Notez que BlackRock a félicité le gouvernement Macron pour cette réforme, comme pour la loi Pacte, car cela ouvre l’option « retraite par capitalisation » qui permettra à ce fonds de faire de l’argent. Et la Commission européenne encourage le gouvernement à tenir le cap. Ce qui est logique, puisque Bruxelles cherche par tous les moyens à casser cette spécificité française, à savoir la solidarité nationale entre les générations et les classes sociales ; spécificité qui tient de l’identité et qui est un des moyens qu’a encore la France de rayonner au-delà de ses frontières.
Au pouvoir, vous seriez confronté aux mêmes contraintes démographiques. Pour sauvegarder la pérennité du système de retraite, augmenteriez-vous la durée de cotisation ou l’âge du départ en retraite ?
Je refuse de rentrer dans un débat biaisé par les cadres définis par d’autres. Il faut prendre en compte tous les paramètres. D’abord, notre pays compte officiellement 8,5 % de chômeurs, soit 6 millions de citoyens. Selon l’OCDE, le chômage réel est de l’ordre de 20 % si on compte ceux qui ne se déclarent plus chômeurs ou ceux qui ont un travail tellement précaire qu’ils ne peuvent pas en vivre. Avec un tel niveau de chômage, qui touche gravement les jeunes, à quoi bon prolonger l’âge de départ en retraite ? L’argent qui n’est pas versé comme retraite sera dépensé sous forme de prestation sociale pour soutenir les jeunes qui n’accèdent pas à l’emploi. Et il y a un point que le gouvernement et les médias n’abordent pas : la très forte augmentation de la productivité, qui a permis un enrichissement global de la France ces trente dernières années ; hausse de la productivité dont n’ont pas profité les salariés, bien au contraire. Comme l’a démontré Thomas Piketty, en un siècle, la répartition des revenus du travail est passée de 30 % pour le capital et 70 % pour le travail à 40/60. Dix points ont été pris sur le travail par le capital, d’où des records absolus de versement de dividendes aux actionnaires du CAC 40 ou l’augmentation indécente tant du nombre de millionnaires et de milliardaires que de leur fortune. Si l’augmentation du taux de productivité avait profité à tous par l’amélioration des prestations sociales, le financement de l’hôpital ou des retraites, on n’en serait pas là.
Une crise sociale nationale grave et/ou une crise financière mondiale nous pendent au nez
Dans ce contexte tendu, voyez-vous un débouché politique au mouvement social ?
Ça viendra. Nous sommes dans cette première phase dégagiste d’un peuple qui dit : « Non ! » Comme avec les gilets jaunes, on assiste à un dépassement des groupes dirigeants – LFI, RN et autres – par leur base.
Jean-Luc Mélenchon s’est félicité du soutien de Marine Le Pen à la grève, saluant son pas vers « l’humanisme ». Croyez-vous possible une grande alliance populiste RN-LFI ?
Non, c’est parfaitement absurde. Les organes de communication de LREM n’ont rien trouvé d’autre pour tacler leurs opposants. Je pense plutôt à un rassemblement des souverainistes et républicains rompant avec le clivage gauche-droite, un peu tel que l’avait tenté Chevènement en 2002. Sauf qu’en 2002, le traité constitutionnel européen de 2005, puis la crise économique de 2008 n’étaient pas passés par là. Le moment est venu et le peuple montre la voie : le temps est à la reconquête de la souveraineté nationale et populaire.
Qui rassembleriez-vous ?
Tous ceux qui veulent conserver en même temps le modèle social français, soit la République sociale et laïque, et défendre une certaine idée de la grandeur de la France et de son identité. Beaucoup de Français, y compris de droite, refusent de se faire écraser dans la mondialisation et de se donner pieds et poings liés aux États-Unis et au grand capital transnational. Dans les cortèges, les Français expriment deux angoisses profondes : la peur du déclassement, y compris parmi les classes moyennes aisées, et l’attachement au modèle social républicain. Cela explique le soutien populaire de l’ordre de deux Français sur trois à ce mouvement de grève.
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En attendant le Grand Soir souverainiste, Marine Le Pen semble marquer des points. Avec son discours social-patriotique, va-t-elle plumer la volaille mélenchoniste ?
L’électorat de Mélenchon a déjà été plumé en partie, et une autre partie déçu. Mais le discours social du RN n’est pas très clair. Jordan Bardella a déclaré que toutes ces grèves prenaient les gens en otage, reprenant un argument classique du néolibéralisme. Cependant, comme l’analyse Jérôme Sainte-Marie, il existe un bloc populaire sociologique spontané. Une partie du peuple – les catégories populaires et tous ceux qui ont perdu leur travail industriel – est prête à voter pour les candidats qui semblent en opposition avec le bloc élitaire, qu’ils soient RN, LFI ou autre. Ceci dit, le nom Le Pen reste un obstacle, comme les turpitudes de Jean-Luc Mélenchon. Le RN n’étant pas en mesure de gagner, la FI encore moins, ils participent pour le moment au maintien du bloc élitaire au pouvoir.
Peut-être moins en 2022. Les sondages ne président pas une victoire large et certaine du candidat du bloc élitaire (Macron) s’il se retrouvait au second tour face à Marine Le Pen. Prévoyez-vous un « Tout sauf Macron » ?
On ne peut pas résumer l’avenir de notre pays et de la politique française à la question : « Est-ce que Marine Le Pen sera au second tour ? » Imaginons que Le Pen gagne la présidentielle. Il lui resterait les législatives à gagner. Or dans le meilleur des cas, le RN ne pourrait décrocher plus de 150 députés, donc pas de majorité. On obtiendrait alors une cohabitation avec Marine Le Pen inaugurant les chrysanthèmes et un Premier ministre libéral qui mènera la politique nationale façon diktat de l’UE. Surtout, ce bloc populaire, quel que soit celui qui l’incarne, doit faire face à énormément d’ennemis extérieurs et intérieurs, y compris une haute fonction publique formée à l’ENA, qui vénère idéologiquement le néolibéralisme. Et puis, encore faut-il arriver à l’élection présidentielle, peut-être qu’une crise éclatera d’ici 2022.
Quel scénario avez-vous en tête ?
Je pense à deux crises potentielles qui nous pendent au nez : une crise sociale nationale grave et/ou une crise financière mondiale. Des grèves longues face à un gouvernement qui ne lâche rien pourraient paralyser le pays. Beaucoup d’économistes nous alertent sur le risque d’une crise financière encore plus grave que celle de 2007-2008, qui mènerait potentiellement à un effondrement systémique des banques. L’un ou l’autre de ces scénarios ouvrirait un moment politique imprévisible. De ce genre de situation, il peut aussi bien sortir un 18 Brumaire, un 1793, un Napoléon III, un fascisme ou un gouvernement républicain d’union nationale axé sur la défense de la souveraineté. Cette dernière option serait, je crois, la seule issue viable et en même temps voulue par le peuple, comme l’illustre le Brexit au Royaume-Uni.