Dans une dernière entourloupe, Georges Frêche aura réussi, en passant dimanche ad patres[1. La multiplication, dans cet éloge funèbre, des citations latines, au risque de passer pour un cuistre, se veut un hommage à un homme qui maniait avec élégance la langue de Cicéron.] à pourrir la campagne de promo du bouquin d’Hélène Mandroux, maire de Montpellier, qui venait tout juste de commencer. Dans cet ouvrage modestement intitulé Maire Courage, celle dont Georges Frêche fut le Pygmalion tente de lui tailler de ses petites mains un costard pour un hiver dont il n’aura plus le loisir d’endurer les frimas. « De mortuis, aut bonum, aut nihil », « des morts on ne dit rien sinon du bien » (et non pas « de mortibus » comme ce cancre normalien d’Alexandre Adler l’a sorti l’autre jour, sur France Culture, en plus !), et celle que Frêche traita naguère de « conne » doit, comme tout le monde se livrer volens, nolens à une laudatio post mortem du défunt.
François Hollande, péremptoire, répète sur toutes les ondes que la mémoire collective retiendra le Frêche bâtisseur et oubliera le Frêche des petites phrases, vite étiquetées « dérapages racistes » après décontextualisation dans les rédactions parisiennes et dans les couloirs de la rue de Solferino.
Pas si sûr. Le style néo-classique de Bofill du quartier Antigone à Montpellier risque de mal vieillir, alors que certaines des petites phrases qui ont valu à Frêche l’opprobre des prétendues élites parisiennes ont quelque chance de résister à la critique rongeuse des souris. Et de se révéler avec le temps beaucoup plus que des petites phrases, comme celle-ci : « Les cons sont majoritaires, et moi j’ai toujours été élu par une majorité de cons et ça continue parce que je sais comment les « engraner ». J’engrane les cons avec ma bonne tête, je raconte des histoires de cul, ça a un succès de fou. Ils disent : « Merde, il est marrant, c’est un intellectuel mais il est comme nous. » Quand les gens disent : « Il est comme nous », c’est gagné, ils votent pour vous… Ils sont cons et, en plus, ils sont bien dans leur connerie. Pourquoi les changer ? […] Mais les cons sont souvent sympathiques, moi je suis bien avec les cons, je joue à la belote, je joue aux boules. Je suis bien avec les cons parce que je les aime. »
À la première lecture, ces propos peuvent passer pour le comble du cynisme d’un démagogue méprisant ceux qu’il parvient à « engraner » (se mettre dans la poche) comme un bonimenteur de foire. À ceci près que ces paroles ont été prononcées coram populo (en public) et non dans un petit cercle de politiciens dégoisant entre initiés sur ce peuple dont il est malheureusement nécessaire de solliciter les suffrages. De plus le mot « con » mérite d’être replacé dans le contexte dialectal méditerranéen qui lui confère une polysémie où seuls l’intonation et le langage corporel accompagnant son emploi permettent de faire la distinction entre le « con » équivalent de crétin et le « con » affectueux accueillant l’arrivée d’un copain.
La détestation de François Mitterrand
Pendant un demi-siècle, les bourgeois lyonnais ont élu un autre intellectuel, Edouard Herriot, pour qu’il ne change rien à la ville rhodanienne, ce qui lui permit de mener tranquillement une carrière politique nationale sous la IIIe et la IVe République.
Pour Georges Frêche, ce fut exactement l’inverse : les « cons » de Montpellier, puis du Languedoc-Roussillon lui accordèrent massivement leurs suffrages pour qu’il fasse bouger une ville, puis une région qui semblaient vouées au déclin et à la décadence. Il écrasa les rivales potentielles Nîmes et Béziers, fit mieux que Ferdinand Lop en prolongeant sa ville jusqu’à la mer par le biais de la communauté d’agglomération. Mais il ne fut jamais ministre en raison de la détestation que lui vouait François Mitterrand.
C’est aux rencontres de Pétrarque, événement snobissime du Festival Radio France Montpellier, organisé par France Culture en partenariat Le Monde, que je dois d’avoir eu l’honneur et l’avantage, il y a une quinzaine d’années, de partager plusieurs fois le pain et le vin avec Georges Frêche, empereur des cons, en compagnie de quelques-uns des « intelligents » les plus en vue du moment. S’il n’avait pas été là, je crois que je me serais ennuyé à mourir. Reste à trouver l’épitaphe convenable pour inviter le passant à se souvenir d’un homme politique hors du commun, et qui mena sa carrière en suivant la fameuse devise « A bove ante, ab asino retro, a stulto undique caveto » (prends garde au bœuf par devant, à l’âne par derrière, à l’imbécile par tous les côtés) ?
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