On célèbre aujourd’hui le centenaire de la naissance de Georges Brassens. Et le 29 octobre, le quarantième anniversaire de sa disparition. Mais pour lui comme pour d’autres, l’hommage se double de l’inévitable condamnation de sa prétendue misogynie. En réalité, Brassens était un tendre, du genre à se faire tout petit devant une poupée.
Attaquons-nous à ce mythe, car Brassens en est un. Et s’attaquer à un mythe n’est pas chose aisée. En réécoutant ses chansons, je me suis aperçue de l’écho qu’elles suscitaient en moi. Je me suis souvenue des soirées entières que mes parents passaient à les écouter religieusement, et moi avec eux, n’y comprenant pas grand-chose du haut de mes 10 ans. Cependant, me reste un souvenir précis : l’une d’entre elles, Le Roi, me faisait peur. Le roi des cons. Peut-être avais-je une prémonition.
Comme pour tous les mythes, il faut démystifier, mettre à mal les clichés, même s’ils ont toujours une part de vérité. Mediapartlui a consacré cet été une série d’articles, pas inintéressants quant à l’analyse de son écriture mais, comme il fallait s’y attendre, nous avons eu droit à la tarte à la crème : Brassens misogyne, Brassens mâle toxique. Et bien sûr, cela m’a fait bondir. Essayons donc de détruire cette mauvaise réputation.
Dans un long entretien accordé à Jacques Chancel pour l’une de ses « Radioscopies », Brassens, qui était un grand bavard, parle beaucoup et de tout, de poésie, de musique, de politique, de tout…sauf des femmes ! Ou très peu. Celle qu’il évoque le plus est sa mère, une Napolitaine très catholique qui lui inculqua l’amour des mélodies populaires qu’elle chantait toute la journée. N’en tirons pas de conclusions hâtives, bien que les deux femmes de sa vie, la Jeanne de la canne et celle qu’il surnomma « Püppchen » (« poupée »), celle devant qui il s’était fait tout petit, avaient respectivement trente ans et dix ans de plus que lui.
Brassens cherchait-il une mère ? Peut-être, comme tous les hommes finalement. Il était surtout d’une pudeur sans limites lorsqu’il s’agissait de l’amour, d’une pudeur émouvante. Et ses chansons d’amour dédiées à Püppchen le sont aussi. Il lui fait la plus belle des déclarations en sourdine : « J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main, ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin », expliquant que ce n’est pas une chanson contre le mariage mais contre la cohabitation. Georges et Püppchen ne vivront jamais ensemble.
Celui qui n’a jamais été, comme nombre de ses confrères, un sous-Nabokov, a évoqué dans Saturne la maturité de Püppchen : « Cette saison, c’est toi ma belle qui a fait les frais de son jeu, toi qui a payé la gabelle, un grain de sel, dans tes cheveux ». Je veux bien être pendue si Brassens n’aimait pas les femmes. Mais la chanson qui fâche, selon les bien-pensants de Mediapart, est la fameuse : Misogynie à part,où il fait le distinguo entre les emmerdantes, les emmerdeuses et les emmerderesses. Triste époque où les déclarations de tendresse sont prises pour des déclarations de guerre. Au détour de la conversation avec Chancel, il lâche cette phrase un peu mystérieuse et pleine de sous-entendus : « L’amour pour les femmes est entaché par la sexualité, c’est pour cela qu’il faut s’en éloigner. »Nous n’en saurons pas davantage. Peut-être était-ce cela qu’il a voulu signifier quand il chantait « Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant » ? Brassens le « misogyne » s’est fait tout petit devant les femmes.
Les sous-entendus
Brassens est l’homme du sous-entendu. On dit de lui qu’il ne savait pas jouer de la guitare, qu’il répétait inlassablement les trois mêmes accords. Quelle grossière erreur. Il était au contraire un fin musicien, grand amateur et connaisseur de jazz, sa musique préférée. Et d’expliquer la métrique, compliquée pour la béotienne que je suis, du 6/8, qui est aussi celle des chansons folkloriques, concluant que le jazz n’est finalement qu’une fanfare. Lorsque Brassens nous explique la musique, tout devient simple. Parce que c’est cela qu’il cherchait avant tout : la simplicité. Rendre simple ce qui est compliqué. Voilà le grand art. « La musique doit être inattendue, et les gens doivent avoir l’impression que je parle lorsque je chante. »
Autre chef d’inculpation, son désengagement, à moins que ce ne fût du dégagement. On lui a reproché souvent de ne pas l’avoir été assez, engagé. Jean Ferrat, notamment, tout englué qu’il était dans ses certitudes. « Que voulez-vous que je dise ? À bas la guerre en Indochine ? À bas la guerre en Algérie ? C’est facile ça, et on m’aurait empêché de chanter. »La seule cause qui l’a mobilisé, c’est le refus de la peine de mort, abolie le 9 octobre 1981, quelques jours avant son ultime rendez-vous avec la camarde, comme une dernière récompense.
Certes, il a été militant anarchiste, mais pas longtemps. Antimilitariste aussi, surtout parce qu’il avait horreur de la discipline. Sa chanson Les Deux Oncles, où il renvoie dos à dos résistants et collabos, lui a été largement reprochée. Quant à son anticléricalisme, lui-même le remet en question : « Je n’ai jamais pris de position nette concernant la religion. »Mais finalement, il n’a jamais parlé que de Dieu. Ou des dieux. Héritier à la fois de nos traditions païennes et chrétiennes, amoureux de l’Antiquité et du Moyen Âge, dont il avait dévoré la poésie, avec celle des grands moralistes du xviie siècle, Brassens a peut-être été un chrétien pas très catholique et qui, avant tout, n’aimait pas les grenouilles de bénitier.
Sa façon à lui de s’engager a été de célébrer sans cesse les marginaux et les réprouvés, comme l’écrit fort joliment et justement Alphonse Bonnafé, qui a été son professeur : « Il n’y a pas de malheureux, de voyous, d’ivrognes, que Brassens, en toute sincérité, ne transfigure, parce qu’il découvre en eux une sorte de sainteté, celle de la rébellion contre l’ordre établi. »
Et puis, comme nous tous, Brassens a cherché la consolation. Et peut-être l’a-t-il trouvée dans la mort. Ou plutôt dans la vie. Il l’exprime dans la magnifique, et chère à mon cœur – car je partage avec lui son Sud natal –,Supplique pour être enterré sur la plage de Sète. Cette chanson, dans laquelle il fantasme sa mort, est peut-être sa plus vivante, sa plus sensuelle, pleine de soleil, de plage, de vent de« tarentelles et de sardanes ». Alors, saluons et écoutons inlassablement « l’éternel estivant qui passe sa mort en vacances ».