Selon l’historien Georges Bensoussan, l’islamisation d’une jeune génération issue d’une immigration maghrébine ancienne et l’immigration massive en provenance du monde arabo-musulman alimentent un antisémitisme « français » inédit qui associe les juifs à la domination des Blancs, et donc au colonialisme.
Causeur. En tant qu’historien qui a beaucoup travaillé sur le sujet, comment comprenez-vous la vague d’antisémitisme qui a déferlé dans le monde depuis les massacres du 7 octobre ?
Georges Bensoussan. Il y a un paradoxe qui est constitutif du mécanisme de l’antisémitisme dans les pays chrétiens et musulmans : quand les malheurs s’acharnent sur le Juif, beaucoup y voient le signe de sa faute, la preuve de sa culpabilité. Alors, dans certaines populations, au lieu de susciter la compassion, il déchaîne la haine. Déroutant à l’évidence, ce mécanisme se répète depuis des siècles dans les univers culturels nés du monothéisme juif. Les messages chrétien et musulman entendent se substituer au message juif en matière d’élection. Ils prétendent que c’est désormais sur eux que se porte le choix de Dieu. Si bien que le Juif, par sa seule présence, rappelle sans fin cette captation originelle, cet effacement fondateur.
Pourtant, les antisémites déguisés en antisionistes qui sévissent sur les campus américains et britanniques ne s’inscrivent pas vraiment dans la tradition de l’antisémitisme chrétien ?
Non, en effet. Mais un système de croyances ne s’efface pas, il mute. Dans nos sociétés sécularisées où la pratique religieuse s’effondre, le cadre mental reste forgé par des siècles de christianisme et d’islam. D’Occident et d’Orient, cet édifice psychique continue de modeler les réactions à l’endroit des Juifs érigés en peuple-paria. Mais après Auschwitz, il est devenu difficile à exprimer dans les mêmes termes. C’est pourquoi il s’est mué en diabolisation de l’État-paria. Nous en sommes là aujourd’hui.
On pourrait parler d’« antisémitisme zombie » pour reprendre la formule d’Emmanuel Todd…
En quelque sorte. Mais à cela il faut ajouter une migration massive du monde musulman vers l’Europe et l’Amérique du Nord. À Londres, comme dans les universités américaines, la présence des étudiants arabes ou musulmans est importante, et ce phénomène est nouveau par rapport aux années 1970.
Traditionnellement, les musulmans en Grande-Bretagne sont majoritairement issus de la péninsule indienne (Inde, Bangladesh et Pakistan).
C’est vrai, mais pas seulement. Depuis plus de vingt ans, l’immigration arabe venue du Moyen-Orient (Égypte, Syrie, Irak…) est importante au Royaume-Uni et a probablement contribué à la radicalisation de l’islam britannique. Or, la réislamisation récente (trois décennies à peine) de ces communautés va de pair avec l’antisémitisme. C’est aussi ce que l’on voit en France, où de jeunes générations issues d’une très ancienne immigration maghrébine se montrent souvent plus antijuives que leurs aînées quand elles reviennent à une pratique rigoriste de l’islam.
Cependant, si on compare la France au Royaume-Uni, n’est-ce pas surprenant de constater que les manifestations y ont été́ moins nombreuses ? Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console ?
La France ignore jusqu’à présent le modèle communautaire qui favorise ces bouffées de violence. Par ailleurs, l’opinion française, en dépit des médias de service public et après huit mois de conflit, demeure aux côtés d’Israël dans cette guerre. Elle n’a pas oublié les attentats de Charlie, du Bataclan en 2015, de Nice en 2016, les morts atroces de Samuel Paty en 2020 et de Dominique Bernard en 2023, voire d’autres encore. Résultat, le mouvement étudiant est restreint. Le regard médiatique crée davantage l’événement qu’il n’en rend compte. Ces mobilisations sont marginales, y compris à Sciences-Po Paris, 300 ou 400 personnes sur un campus de plusieurs milliers d’étudiants.
Des sondages montrent quand même que les populations d’origine musulmane sont plus perméables à l’antisémitisme…
Ce phénomène est bien éclairé par la récente enquête sur l’antisémitisme (AJC/Fondapol) qui, dans la perception des juifs, montre le fossé qui sépare les Français musulmans des autres Français. Les Français musulmans adhèrent deux à trois fois plus que leurs concitoyens aux clichés antisémites. Ce n’est pas l’isolement des juifs que ces chiffres mettent en lumière, mais la sécession d’une partie des musulmans. Cette enquête nous apprend aussi que les moins de 30 ans sont plus nombreux que les autres Français à juger les juifs de France « co-responsables de ce qui se passe en Israël ». Ce chiffre, étonnant, est à croiser avec celui d’une population d’origine musulmane beaucoup plus jeune que l’ensemble de la population nationale.
Est-ce plus grave ou moins grave ?
Plus grave parce que, même s’ils ne se traduisent pas par des violences dans les rues, ces chiffres en dévoilent le potentiel.
Les juifs ont-ils un avenir en France ?
Très compromis. Non parce que l’appareil d’État ne fait pas son travail. Il le fait et le fera, mais jusqu’au moment où la défense des juifs lui fera perdre le soutien d’une part importante de la population. Or, le changement démographique est là, sous quelque nom qu’on lui donne. La France de 2024 n’est démographiquement pas celle de 1975. Au lieu de se quereller à propos de l’expression « grand remplacement », il est plus utile de voir la France telle qu’elle est, comme les enquêtes de Jérôme Fourquet nous la donnent à voir. Dans cette « France nouvelle », le signe juif, confondu à l’État d’Israël, sera assimilé au monde « riche, dominant et blanc », coupable par surcroît du péché majeur de « colonialisme ». La communauté juive risque de cocher bientôt toutes les cases de la négativité. Dans une France où les codes culturels importés de l’islam gagneront du terrain, le signe identitaire juif aura peu d’avenir. Enfin dans une nation qui a renoncé à l’être, la persistance du fait national israélien en indisposera plus d’un. Israël sonnera comme le rappel permanent de leur défaite. Les éléments sont réunis pour que les juifs de France glissent vers une progressive invisibilisation dans l’espace public. Voire jusqu’au départ pour une partie d’entre eux.
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