La LICA est née autour d’un procès, qui a défrayé la chronique dans la France des années 1920: celui de Samuel Schwarzbard, assassin de Simon Petlioura, le responsable des sanglants pogromes ukrainiens de 1919. Quand il apprend que Simon Petlioura vit à Paris, Schwarzbard, Juif originaire de Bessarabie et ancien militant anarchiste engagé dans la Légion étrangère, décide de venger les victimes des hommes de Petlioura. Le 25 mai 1926, il abat celui-ci près du boulevard Saint Michel. Au cours d’un procès retentissant, il est défendu par l’avocat Henry Torrès, qui obtiendra son acquittement. Parmi les nombreux journalistes qui suivent l’événement se trouve un jeune chroniqueur judiciaire, Bernard Lecache. Celui-ci décide de mobiliser l’opinion publique en faveur de Schwarzbard et fonde la « Ligue contre les pogroms », à laquelle adhèrent des personnalités influentes comme Victor Basch, Léon Blum, Albert Einstein ou Paul Langevin, dont plusieurs témoignent lors du procès.
Après l’acquittement de l’assassin de Petlioura, la « Ligue contre les pogroms » se transforme en Ligue internationale contre l’Antisémitisme (LICA). Au début des années 1930, la LICA revendique l’autodéfense contre l’antisémitisme et ses membres n’hésitent pas à faire le coup de poing contre les « camelots du Roy » et autres organisations d’extrême-droite, comme le rappelle l’historien Emmanuel Debono[1. Dans son livre Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012)], citant des documents de l’époque: « Lors des incidents qui nous mirent aux prises avec les camelots du Roy [militants de l’Action française], nous avons pu voir, durant trois heures d’horloge, une armée de policiers laisser hurler à ses côtés des centaines d’énergumènes qui mêlaient à leurs imprécations contre les juifs des cris de mort. (…) Nous devons faire notre police nous-mêmes ».
Le tournant des années 1990
Dans les années 1950 et 1960, la LICA demeure attachée à la défense des Juifs et de l’Etat d’Israël, prenant notamment parti à l’occasion des procès antisémites en URSS (affaire des Blouses blanches) et à Prague (procès Slansky) et contre le négationnisme (procès Rassinier), mais aussi contre l’apartheid en Afrique du Sud ou la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Le changement sémantique de 1979, qui voit la LICA devenir officiellement la LICRA, ne fait qu’entériner une réalité ancienne : la LICA était dès l’origine vouée au combat contre le racisme et contre l’antisémitisme. Mais c’est dans les années 1990 et 2000 que se produira le véritable tournant. Le fragile équilibre maintenu entre la lutte contre l’antisémitisme et le combat antiraciste devient de plus en plus difficile à tenir, au fur et à mesure qu’émerge en France une réalité nouvelle, dérangeante et peu conforme aux schémas simplistes de l’idéologie antiraciste des années Mitterrand.
Cette réalité est précisément celle que dénoncent les auteurs des Territoires perdus de la République, dans leur livre paru en 2002, dirigé par Georges Bensoussan, qui se fonde sur des enquêtes de terrain menées depuis le début des années 1990. Comment concilier antiracisme et défense des Juifs en France, quand les auteurs des agressions antijuives viennent souvent des « minorités visibles », et sont donc eux aussi considérés a priori comme des victimes par l’idéologie antiraciste ? Pour résoudre cette équation délicate, la LICRA se livre à un périlleux exercice d’équilibriste, tentant de rester fidèle à sa vocation première, tout en faisant cause commune avec les autres associations antiracistes, marquées politiquement à l’extrême-gauche, comme le MRAP ou la LDH.
Cela ne l’empêche pas de prendre parfois ses distances et de marquer son indépendance, notamment à l’occasion du procès intenté à Daniel Mermet pendant la deuxième Intifada, à la suite de propos antisémites d’auditeurs de son émission sur France Inter. Cette indépendance d’esprit s’est encore manifestée récemment, quelques semaines avant le procès de Georges Bensoussan. On a ainsi pu lire dans un dossier consacré aux « pseudo-antiracistes » du Droit de vivre, le journal de la LICRA, des propos sans équivoque de son président, Alain Jakubowicz, dénonçant les « faux-amis de l’antiracisme », comme les Indigènes de la République, qui instrumentalisent la concurrence des mémoires. Un autre article dénonçait… le CCIF, accusé de manipuler le concept d’islamophobie, qualifié d’imposture par le président de la Licra ! Comment comprendre alors le revirement effectué à l’occasion du procès Bensoussan ?
#idiotsutiles Nous devons reprendre le combat contre cette imposture qu’est le concept d’islamophobie.
— Alain Jakubowicz (@JakubowiczA) 5 novembre 2016
En réalité, ce n’est pas la première fois que la Licra s’associe au CCIF – qu’elle dénonce par ailleurs – dans des actions en justice. Cela s’est produit notamment lors des nombreux procès intentés à Riposte Laïque, mais aussi à Eric Zemmour. Comme à l’époque du Mrap de Mouloud Aounit, les divergences politiques entre la Licra et d’autres associations antiracistes ou anti-islamophobie s’effacent ainsi à l’entrée des prétoires. Selon certaines explications, l’actuel président de la Licra a voulu redorer le blason de l’association, après une période de déclin relatif, en l’associant à des combats très médiatiques, sans craindre de s’exposer aux critiques (comme lors du procès pour racisme anti-blancs de 2012). Mais cette fois-ci, la « vieille dame » de l’antiracisme français est allée trop loin. En prétendant interdire à Georges Bensoussan de faire son travail d’intellectuel, au nom d’une vision dévoyée de l’antiracisme, elle donne raison à l’historien, lorsqu’il dénonce « ces procès à répétition [qui] constituent un test de la résistance de la nation ». En sacrifiant ses principes fondateurs à des considérations politiques ou médiatiques à court terme, la Licra a perdu son âme.
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