Si l’on connaît les mots piquants et les costumes de tweed du grand dramaturge britannique, on sait moins son socialisme fervent, son observance végétarienne, de même que son attirance pour l’eugénisme et les régimes totalitaires. On ignore plus encore qu’il a convaincu ses compatriotes d’apprécier la musique de Wagner. Georges Liébert répare cette injustice.
Pourquoi s’intéresser aux élucubrations à propos de Wagner d’un Irlandais vivant en Angleterre à l’époque victorienne, époque où le royaume de Sa Majesté, selon une boutade allemande, est « le pays sans musique[1] » ? Les 470 pages de ce volume, accompagnées des notes et de la longue préface écrite avec autant d’érudition que de verve par Georges Liébert, justifient largement un tel intérêt. D’abord, la vie musicale anglaise, entre chanteurs de rue, music-halls, chœurs religieux et concerts sophistiqués était sans pareille. Selon Berlioz, on y consommait plus de musique que nulle part ailleurs. Certes, le complexe de supériorité des Allemands était justifié par l’absence de grands compositeurs autochtones entre la mort de Purcell au xviie siècle et l’arrivée d’Elgar à la fin du xixe. Pourtant, Londres était une Mecque pour interprètes, chefs d’orchestre et directeurs de théâtre venant de partout en Europe, et chaque nouveau compositeur cherchant sa place au soleil avait besoin d’un succès, à la fois d’estime et pécuniaire, outre-Manche. Wagner lui-même le savait, et un des mérites de Shaw est d’avoir contribué à la conquête wagnérienne de l’Angleterre.
Shaw, un écrivain aux idées politiques radicales
Cette redécouverte de la vie musicale du xixe siècle nous permet aussi d’assister à la rencontre entre l’œuvre d’un musicien de génie et le regard critique d’un écrivain hors pair. Shaw, né à Dublin en 1856, mais qui a passé toute sa vie d’adulte en Angleterre, a commencé une carrière de dramaturge à succès à partir de 1894, inspiré par Ibsen. Auteur de plus de cinquante pièces, il a reçu le prix Nobel en 1925 et, en 1939, un Oscar pour le scénario de Pygmalion, le film tiré de sa pièce du même nom datant de 1912. Son œuvre reste mal connue en France, en dépit du succès d’une production parisienne de Pygmalion en 1955 avec Jean Marais et Jeanne Moreau. En tant qu’écrivain, Shaw, malgré le personnage d’excentrique anticonformiste qu’il s’était composé, a atteint un statut de sage public. Connu souvent par ses initiales, G. B. S., il est photographié et filmé vêtu entièrement de tweed. Végétarien, il est toujours habillé d’une culotte de chasseur mais sa proie, on la découvre dans les paradoxes spirituels et des saillies déconcertantes qui émaillent sa conversation ainsi que dans les dialogues de ses pièces où les idées ont plus d’importance que les personnages. Culotté, il l’est, par exemple quand il déclare en 1916 : « Je n’ai jamais eu tort sur rien. ».
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Ses convictions sont celles de toute une avant-garde intellectuelle de l’époque. Il est socialiste, non pas à la manière de Marx, mais à celle de la Fabian Society, fondée à Londres en 1884, dont le nom est inspiré par Quintus Fabius Maximus Verrucosus, général romain surnommé le « Temporisateur ». De même que ce dernier a mené une guerre d’usure plutôt qu’une attaque frontale contre Hannibal, ces socialistes poursuivent l’égalité entre les hommes non pas par une révolution sanglante, mais par un programme durable de réformes sociales. Comme d’autres membres de l’intelligentsia, Shaw était attiré par l’eugénisme, défini par Francis Galton, un cousin de Darwin, comme un programme pour améliorer la santé du genre humain en contrôlant strictement les conditions de sa reproduction. Shaw se désespère de la démocratie dont le défaut est le démos, le peuple lui-même, incapable de prendre les bonnes décisions. Tout se passerait mieux si nous étions plus intelligents. Ennemi du racisme, son eugénisme ne sera pas celui des nazis. Pour Shaw, il s’agit surtout de séparer le mariage, qui est une question de sentiments, et l’acte de reproduction, qui nécessite d’assortir les bons partenaires procréatifs. Féministe, Shaw est contre l’amour romantique qui « empêche de penser et crée le désordre social ». La société a besoin de leaders incarnant la « Force vitale » – par laquelle Shaw a remplacé Dieu –, capables de nous conduire jusqu’au paradis socialiste. Son culte de l’homme fort, d’abord centré sur Jules César, se porte dans les années 1920 sur Mussolini et ensuite Hitler, dont il condamne pourtant l’antisémitisme. Mais son vrai héros est Staline, qu’il rencontre lors d’un voyage en Russie en 1931.
Richard Wagner, un compositeur socialiste selon Shaw
C’est entre 1876 et 1898 que Shaw se fait un nom comme critique musical, bien qu’il ait continué de publier sur la musique jusqu’à la fin de sa vie. Ses articles mettent en scène son propre rôle de critique. Reniant toute forme d’impartialité, prônant un subjectivisme tous azimuts, il déclare en 1894 : « Un critique qui ne parvient pas à intéresser le public à sa personne devrait changer de métier. » Il s’enthousiasme pour de nombreux compositeurs, de Mozart et Beethoven à Verdi, mais son grand amour est Wagner, en qui il voit, non pas l’apôtre de quelque mystique raciste, mais le prophète d’une utopie sociale.
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Dans Le Parfait Wagnérien de 1898, il nous propose une lecture socialiste de L’Anneau du Nibelung qu’il justifie en citant la participation de Wagner aux révolutions de 1848. Le méchant nain, Alberich, serait un capitaliste motivé par la soif de l’Or, celui des Filles du Rhin. Siegfried incarne un rebelle dans le style du russe Bakounine, qui brise la lance de Wotan pour balayer l’ordre ancien et en créer un nouveau. En revanche, Shaw est très déçu par le dernier opéra de la tétralogie, Le Crépuscule des dieux, qui voit l’échec du héros. Ce qui sauve la démonstration est la verve stylistique de Shaw, que la traduction française rend à merveille. On la trouve par exemple dans un célèbre passage où il compare le Tarnhelm, le casque d’invisibilité que fait fabriquer Alberich, à ce qui est pour lui symbole de la puissance invisible de tous les rentiers, actionnaires et autres sangsues capitalistes : le chapeau haut-de-forme.
Bernard Shaw, Le Parfait Wagnérien et autres écrits sur Wagner (éd. Georges Liébert, trad. Béatrice Vierne et Georges Liébert), Les Belles Lettres, 2022.
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[1] Voir O. A. H. Schmitz, Das Land ohne Musik (1904).