Les vingt ans du génocide rwandais
Élisabeth Lévy. Le 6 avril 1994, l’avion transportant le président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais était abattu. Cet attentat a déclenché un génocide. Pendant une centaine de jours, les Tutsi et les Hutu modérés ont été massacrés dans des conditions abominables. Après des semaines de tergiversation de l’ONU, la France est intervenue : trop tard, sans doute. Et on peut certainement critiquer sa politique dans les années 1990. Mais aujourd’hui, le président rwandais Paul Kagamé l’accuse de complicité de génocide, rien que ça. Et ces accusations ont été abondamment reprises par la presse. Edwy Plenel s’est fendu d’un grand article intitulé « Le déshonneur de la France », exigeant un geste comparable pour le Rwanda à celui de Jacques Chirac pour la Shoah. Bref, la France, ce n’est plus « seulement » Vichy, c’est Berlin.
Alain Finkielkraut. Le 7 avril 2014, à Kigali, on a vu un massacreur commémorer un génocide : le criminel de guerre qu’est Paul Kagamé s’est incliné devant les 800 000 victimes de la tentative d’extermination des Tutsi au Rwanda en 1994. Pour faire oublier ses propres turpitudes, ce chef d’État sanguinaire a, une nouvelle fois, attaqué la France. Bien peu de voix se sont élevées contre son impudence car il ne fallait pas avoir l’air de minimiser ou de relativiser l’horreur de l’événement.
Le mal absolu, c’est la Shoah. Pour honorer dignement les Tutsi, il faut donc en faire des juifs, c’est-à-dire occulter les affrontements interethniques au Burundi et au Rwanda qui ont précédé le génocide de 1994. Comme les juifs eux-mêmes ne veulent pas être accusés de dénigrer, au nom de l’unicité d’Auschwitz, toutes les autres victimes, ils sont souvent les premiers à ratifier cette analogie. L’intention est louable, mais nulle morale ne peut se construire sur le sacrifice de la vérité. Ce ne serait en rien excuser ni même atténuer l’abominable violence qui s’est déclenchée contre les Tutsi et les Hutu qui leur venaient en aide que de cesser de projeter sur l’histoire du Rwanda la lumière noire de la catastrophe européenne. Il s’est passé autre chose, dans un autre contexte, et la France a peut-être été négligente ou imprudente, mais elle n’est pas coupable de complicité de crime contre l’humanité, n’en déplaise à tous les somnambules qui voient l’Histoire se répéter à seule fin d’y jouer, en toute quiétude, le rôle du résistant ou celui du justicier.[access capability= »lire_inedits »]
Mediapart et l’affaire Aquilino Morelle
On a découvert le nom d’Aquilino Morelle en 1997. Cet énarque fils d’ouvriers espagnols immigrés devenait alors la plume de Lionel Jospin à Matignon. En mai 2012, il était nommé conseiller de François Hollande et occupait le bureau d’Henri Guaino à l’Élysée. Mais le 17 avril c’est la chute : Mediapart publie un portrait au vitriol intitulé « Les folies du conseiller de François Hollande ». L’acte d’accusation tient en deux parties : d’un côté la folie des grandeurs symbolisée par un désormais fameux cireur de chaussures convoqué dans le salon Marigny, de l’autre les soupçons de conflit d’intérêt puisqu’à l’époque où il avait réintégré l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), son corps d’origine, Morelle semblait courir le cachet auprès des labos. Notons cependant qu’il a rédigé le rapport qui a largement contribué à faire éclater la vérité dans le scandale du Mediator. Ironie du sort, Jacques Servier, le patron du laboratoire concerné, est mort la veille du limogeage de Morelle.
En tout cas, un an après Cahuzac, une nouvelle tête tombe puisque, dès le lendemain de la publication de l’article de Mediapart, Aquilino Morelle est débarqué. Faut-il s’énerver contre cette République des soupçons ou se féliciter des progrès de la « République exemplaire » ?
Au citoyen qu’ennuie l’affrontement monotone de la droite et de la gauche, la vie politique française offre désormais un spectacle beaucoup plus palpitant : la poursuite impitoyable des hors-la-loi par les justiciers. À peine sommes-nous remis des émotions de l’affaire Cahuzac qu’Aquilino Morelle, conseiller spécial du président de la République, est acculé à la démission par les révélations du site Mediapart sur son style de vie. On apprend ainsi que, tous les deux mois, David Ysebaert, cireur de chaussures au Bon Marché, allait à l’Élysée s’occuper des souliers d’Aquilino Morelle. L’image heurte de front le sentiment démocratique. Comme le montre Tocqueville, nous acceptons qu’il y ait des riches et des pauvres, des maîtres et des serviteurs, mais « l’opinion publique crée entre eux une sorte d’égalité imaginaire en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions ». Cette opinion ne peut donc supporter l’idée d’un homme prosterné aux pieds d’un autre, dans un palais de la République et, qui plus est, sous une présidence de gauche. Peu importe que les choses ne se soient pas passées exactement ainsi : Aquilino Morelle était en chaussettes et le cireur faisait son travail en face de lui. Le symbole provoque une vertueuse indignation qu’aggrave encore le goût prononcé d’Aquilino Morelle pour les grands crus qu’il faisait monter de la cave de l’Élysée lors de déjeuners de travail, ou ses séjours aux bains du Marais pour « le sauna, le hammam, un gommage et parfois un massage ». Face à ces comportements, un cri unanime a retenti dans les salles de rédaction : « Dégage ! » Et, sous la pression du président de la République lui-même, Aquilino Morelle a dû obtempérer.
Je suis moi-même choqué par ce qui m’est révélé. Mais je le suis bien plus encore par le fait même de la révélation et par le triomphe inexorable du journalisme d’Edwy Plenel sur celui d’Albert Londres. Le reporter d’autrefois écoutait les battements du monde, le fouille-merde d’aujourd’hui recueille pieusement les paroles des délateurs en tous genres. Il est parfois berné, comme lorsque Le Monde dirigé par Plenel accusait Dominique Baudis, ancien maire de Toulouse, d’avoir participé à des viols collectifs avec un tueur en série, sur la foi du témoignage de deux prostituées. Mais, peu importe, nul ne jugera jamais les justiciers et ceux-ci se rattrapent quand ils utilisent un enregistrement envoyé par un rival politique de Jérôme Cahuzac pour confondre celui-ci, ou les dénonciations de collègues d’Aquilino Morelle exaspérés qu’il leur fasse de l’ombre.
Les cireurs de chaussures vont bientôt disparaître. Mais il y aura toujours plus de cireurs de pompes autour du métapouvoir médiatique qui tient tous les autres pouvoirs entre ses mains et qui ne recule devant aucune indiscrétion pour exercer sa noble mission de surveillance.
Nous avons, sans nul doute, le droit de savoir qu’Aquilino Morelle avait conseillé, contre rémunération, un laboratoire pharmaceutique alors qu’il travaillait pour l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Mais quand j’ai appris, dans le même article, que le conseiller de l’Élysée avait parlé du manque d’humilité de Mediapart et traité Edwy Plenel de « trostkard manipulateur », je me suis dit que cela coûtait très cher de cracher sur les chaussures des justiciers. À toutes fins utiles, j’ai donc pris mes dispositions : je n’irai pas en Rolls Royce aux séances du dictionnaire de l’Académie française ; je ne prendrai de bain que dans ma baignoire, avec mes petits bateaux en plastique.[/access]
*Photo: PASCAL COTELLE/SIPA. 00682199_000004
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