Causeur. Oublions les lois : y a-t-il un consensus au sein de la communauté scientifique pour qualifier de « génocide » le massacre des Arméniens par les Turcs pendant la Première Guerre mondiale ?
Pierre Nora[1. Historien, éditeur, membre de l’Académie française, maître d’œuvre des Lieux de mémoire, Pierre Nora dirige, avec Marcel Gauchet, la revue Le Débat. Parmi ses livres récents, on recommandera Historien public (Gallimard, 2011). Il publie ces jours-ci Esquisse d’ego-histoire (Desclée de Brouwer/Collège des Bernardins), précédé de « L’histoire selon Pierre Nora », par Antoine Arjakovski.]. Non, ce point ne fait pas consensus parmi les historiens, tout simplement parce qu’il n’y a pas consensus sur la définition du génocide. Qu’il s’agisse de l’Arménie ou d’autres cas, les historiens seraient plutôt d’accord pour n’employer ce terme qu’avec beaucoup de guillemets, réserves ou précautions. Par exemple, Timothy Snyder, l’auteur de Terres de sang[1. Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, Timothy Snyder, Gallimard, 2012. Voir Causeur n°57, mars 2013.], déclare préférer « tueries de masse » à « génocide », mot qui, pour lui, « suscite des controverses inévitables et insolubles ».[access capability= »lire_inedits »]
Le mot « génocide » ne figure-t-il pas dans le dictionnaire ?
Certes, et il a, hélas, connu une fortune nouvelle en raison des massacres de masse du XXe siècle. Mais la controverse ne porte pas sur son usage courant. En effet, il renvoie également à une définition juridique très précise, établie lors des procès de Nuremberg, qui suppose une intention génocidaire explicite. Personne ne niera que les Arméniens ont subi les atrocités que l’on sait. Dans leur cas, on peut tout à fait parler de génocide ; mais on l’écrira avec plus de précautions, et on ne peut que regretter de le voir inscrit dans une loi. Le terme est aujourd’hui codé, investi d’une charge surtout symbolique, magique, et du même coup politique.
En 1995, l’historien Bernard Lewis, qui récusait cette qualification concernant l’Arménie, a été condamné par un tribunal français pour avoir « manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuance sur un sujet aussi sensible ». Le juge a estimé que ses propos étaient « susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne ». À l’époque, vous avez, avec d’autres, critiqué cette ingérence de l’État dans le débat. Parce que Lewis a raison sur le fond, ou pour des raisons de principe ?
Le problème n’est pas de savoir s’il avait raison ou tort, mais s’il avait le droit de donner son avis. Professeur à l’Institute for Advanced Studies, Bernard Lewis est un spécialiste mondialement reconnu pour ses travaux sur le Moyen-Orient. Le texte incriminé était une réponse à une question dans un entretien donné à l’occasion d’un de ses passages à Paris. Il n’aurait jamais été poursuivi aux États-Unis. Je crois d’ailleurs qu’il avait lui-même auparavant utilisé le mot « génocide » à propos de l’Arménie, mais que sa généralisation et les confusions qu’il entraînait l’avaient conduit à y renoncer. Ses recherches l’avaient en effet amené à conclure que ce massacre de masse avait obéi à un ensemble de causes, mais pas à une intention génocidaire explicite.
Qualifieriez-vous la position turque de « négationniste » ?
Incontestablement. L’histoire officielle est négationniste. Il faut cependant rappeler qu’il y a en Turquie quantité de gens, écrivains, journalistes, historiens, qui se battent pour la reconnaissance du génocide arménien et prennent de grands risques. Ne rappelons que les poursuites engagées contre Orhan Pamuk.
Vous menez un juste combat pour la liberté des historiens et contre les lois mémorielles. Néanmoins, sur la question spécifique de l’Arménie, la loi n’est-elle pas un moyen d’action diplomatique susceptible d’obliger le gouvernement turc (qui se fiche désormais d’entrer dans l’Europe) à réviser sa politique ?
Il faut certainement aider les Turcs qui soutiennent ce point de vue, et il est bon qu’une action diplomatique y contribue. Cette action devait-elle passer par une loi sanctionnant la négation du génocide arménien, qui n’a fait qu’attiser le nationalisme turc ? Je vous rappelle que la République française avait déjà reconnu le génocide arménien par une loi de 2001[2. Dix ans après la loi Gayssot qui a reconnu le génocide juif et interdit sa négation, l’Assemblée nationale a voté, le 29 janvier 2001, une loi affirmant : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. » En janvier 2012, les députés français ont complété ce dispositif mémoriel par une interdiction de la négation des génocides officiellement reconnus par la France, le juif et l’arménien.]. Faut-il aussi rappeler que cette idée d’étendre à l’Arménie la « jurisprudence Gayssot », c’est-à-dire de constituer en délit la négation du génocide arménien, ressurgissait périodiquement à la veille d’échéances électorales, et que la loi a été votée sous la pression d’élus venant de régions accueillant une importante population d’origine arménienne. S’agissait-il d’action diplomatique internationale ou de politique intérieure française?
Peut-être, mais après avoir accordé aux juifs, puis aux descendants d’esclaves, cette protection de la mémoire par la loi, pouvait-on la refuser aux Arméniens ?
La comparaison entre les juifs, les descendants d’esclaves et les Arméniens ne tient pas. La France était, directement et indirectement, liée au génocide des juifs dont nous avions sous les yeux en 1990, au moment du vote de la loi Gayssot, les rescapés et les descendants des disparus. De plus, on assistait alors à la poussée du Front national, dont le leader s’était illustré par le « point de détail ». La France n’est pour rien dans le génocide arménien et, si elle s’érige en redresseur de torts du monde entier, elle n’a pas fini… Enfin, l’existence d’un antisémitisme français traditionnel, rampant, est une donnée historique. Je ne sache pas que l’identité française ait une dimension anti-arménienne, ni que nous soyons menacés par un important mouvement anti-arménien. Quant aux descendants d’esclaves, l’affaire remonte à plusieurs siècles et l’esclavage a été aboli il y a plus d’un siècle et demi. Si la France doit lutter contre le problème de l’esclavage, et elle le doit, c’est d’abord aux millions d’esclaves actuels auxquels elle devrait songer.
Admettons que ces lois sont inutiles. Sont-elles pour autant dommageables ?
Encore une fois, il s’agit d’une question de principe : une loi qui qualifie le passé interdit toute recherche, toute discussion et fige l’Histoire. La qualification de « génocide » entraîne celle de « crime contre l’humanité » qui implique l’imprescriptibilité de ces crimes. C’est une aberration historique, morale, philosophique que de vouloir appliquer cette imprescriptibilité, au-delà des criminels eux-mêmes (tous morts dans le cas de l’Arménie) à ceux qui les évoquent et les discutent. À ceux qui, en fait, en font l’histoire.
La seule façon raisonnable, pour la France, de favoriser la reconnaissance historique du génocide arménien est de contribuer à la création d’un comité d’historiens, international et désintéressé, qui travaillerait sur la question. Ce tragique épisode le mérite. Du reste, beaucoup d’historiens indépendants le font déjà.[/access]
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