Dans L’Interlocutrice, le récit pur de toute jérémiade de Geneviève Peigné, s’exprime toute la violence de la maladie. « Odette écrit dans les marges de ses romans policiers. Ce sont ceux de la collection Le Masque, alignés sur la bibliothèque et qui n’en bougeront plus. C’est qu’Odette est morte et sa fille Geneviève vide sa maison. Fascinée par le journal que sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, tenait ainsi entre les lignes, elle nous le livre avec pudeur et réserve. Dans son écriture parait toute la subtilité de sa souffrance, de son impuissance, de son étonnement aussi, devant sa mère qui a passé ses derniers mois sur une autre planète.
Odette n’arrachait jamais ni ne cornait les pages, elle les noircissait seulement de tout ce qui lui passait par la tête, de ses pensées réduites à la plus naïve expression par la dégénérescence cérébrale dont elle était consciente. La norme encadre son délire, le met en valeur et dérange plus que le délire lui-même. Tel est le cas quand un cerveau est rongé de l’intérieur, quand un esprit se voit envahir par un non-sens, forcé de l’accueillir ou mourir.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Odette a choisi pour se livrer les romans policiers et non les journaux, les prospectus ou simplement du papier à lettres: la noirceur qu’elle y trouve fait écho à celle qui l’entoure, la recherche du coupable devient la poursuite de sa propre individualité morcelée entre les crises délirantes et les moments de lucidité. La course à la vérité sur un parcours semé d’indices est le reflet de son existence tendue vers une réalité commune qui lui est peu à peu interdite d’accès. Dans le texte imprimé, elle souligne les phrases décrivant son destin de malade, son quotidien, ses préoccupations, comme un paranoïaque qui croit lire son nom sur toutes les lèvres, mais avec plaisir et reconnaissance: « Maigret sortait lentement d’un rêve – ou d’un cauchemar. / comme moi ». Il s’agit pour Odette, qui ressasse son nom ligne après ligne, de « se retrouver »: le stade du miroir à rebours.
Avec fascination et crainte, Geneviève voit revivre sa mère jusque dans les moindres détails, car tout ce qui concernait Odette dans le récit d’un autre est identifié et agrémenté de « comme moi », de « oui », depuis les douleurs et les insomnies jusqu’à la crainte de la mort, en passant par le goût des omelettes. Ces romans policiers ne sont plus seulement de Simenon, Exbrayat ou Agatha Christie, ils sont aussi les derniers fragments de vie d’Odette, qui avaient été adaptés et représentés au théâtre du Rond-Point. « Le livre est une entrée de secours » pour Geneviève Peigné, une manière de dialoguer à l’infini avec sa mère disparue avant d’être morte.
La vie continue dit-on, une fois le deuil consommé. L’enquête est close, le coupable, Alzheimer surnommé Alz n’a toujours pas été arrêté mais Odette est libre.
L’interlocutrice de Geneviève Peigné (Le Nouvel Attila)
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