Certaines des formules un peu pompeuses de la tribune des généraux publiée le 21 avril ont été comprises comme une menace de putsch. Mais conspire-t-on vraiment sérieusement contre l’Etat en publiant un article de presse ? La crainte du coup de force n’est pas nouvelle, comme les menées burlesques de la troupe. Analyse.
Nous sommes le 21 avril 2021, soixante ans jour pour jour après qu’un cartel de généraux en retraite lance le fameux putsch d’Alger. « Pour que l’Algérie reste française », le général Salan, la soixantaine passée, entame alors une carrière politique plutôt tardive et surtout courte de trois ou quatre jours. À ce séditieux et à ses complices « aux méthodes expéditives et savoir-faire limité », le général de Gaulle avait opposé son refus en même temps que son mépris. Le message avait été bien reçu : dans le corps expéditionnaire, personne ne suivait l’insurrection, et Salan reçut pour solde de tout compte plusieurs années de taule et une peine de ridicule à perpétuité.
Par voie de presse, une vingtaine d’anciens généraux, retraités et radié pour l’un d’entre eux, appellent les « gouvernants » à impérativement faire preuve « de courage » et « d’honneur » pour sauver la patrie en danger. Le ton est martial. À défaut d’être lyrique, le langage est bourru. Les objectifs de la missive restent flous. En la lisant, on comprend grosso modo que la France fout le camp – ce dont nous nous doutions déjà avant de la lire. La troupe décrit aussi un risque de guerre civile et incrimine « un certain antiracisme ». Le propos confus peut sembler annoncer, redouter voire attendre le retour de la violence en politique. La date de publication a-t-elle été choisie au hasard ? C’est en tout cas un symbole.
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Extraites du texte, certaines phrases restent troublantes : « si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national ».
Une nouvelle technique du coup d’Etat ?
Les putschs sont des occasions. Des circonstances installent d’abord un climat, lequel distille des craintes et des rumeurs alors suivies de menaces… le plus souvent anonymes. Par nature, les conspirateurs avancent masqués. On renverse un régime en intriguant dans l’ombre ; plus rarement en publiant une tribune dans un journal. De la même manière qu’on ne recherche pas un tueur à gage en faisant passer une petite annonce par la presse.
En commentant le Discours sur la première décade de Tite-Live, Malaparte recyclait les observations de Machiavel sur la prise du pouvoir pour les adapter aux Etats modernes de l’entre-deux guerres. Son ouvrage, Technique du Coup d’Etat trouve son modèle tactique d’insurrection chez Trotski ; lequel recommande l’exécution d’opérations de subversions militaires par une petite troupe de choc ciblant des objectifs stratégiques définis tels un chemin de fer, une centrale électrique ou un dépôt inflammable. Selon Troski, l’Etat pouvait être défié par 1000 hommes pour peu qu’ils soient déterminés, avisés et surtout discrets.
Le silence commande la prise du pouvoir. De deux choses l’une : ou bien, nos généraux, très bavards, ont mal lu Technique du coup d’Etat – et devraient alors le relire avec attention pour mieux s’y prendre la prochaine fois – ou bien ils ne préparent aucun coup d’Etat et ont, au mieux, le verbe haut ; confondant peut-être le 21 et le 1er avril. On peut penser que Marine le Pen a opté pour la seconde option en leur apportant son soutien. Jean-Luc Mélenchon et une partie de la gauche voient en cette missive une menace, parlant d’insurrection, demandant et obtenant une enquête ministérielle préfigurant des sanctions.
Si le coup de farce est possible
Pour exagérée, cette crainte n’est pas nouvelle. L’émeute du 6 février 1934[i] a été interprétée comme une tentative de coup d’État par la gauche. La réaction spontanée des bases socialistes et communistes – fraternisant le 1er mai 1934 – a guirlandé de légendes la formation du Front Populaire intervenue peu après. La République était-elle vraiment menacée ? Le Colonel de la Rocque répondait, lucide, à ceux qui voulaient le voir marcher sur l’Assemblée : « qu’est-ce que je ferais du Palais Bourbon ? » Ni l’armée ni l’appareil d’Etat n’auraient bien sûr suivi les émeutiers. Et les exemples allemands et italiens ne doivent pas prêter à confusion puisqu’ils suivaient plusieurs années, ou décennies, de guerre civile – situation absolument incomparable avec la France des années 1930.
Dans « Nous voulons les colonels » de Mario Monicelli (1973), le gouvernement italien, sous prétexte de lutter contre les tentatives de coup d’État fascistes menées par une pathétique bande de pieds nickelés, renforce son appareil juridique au point d’instaurer un pouvoir dictatorial et policier, réalisant ainsi le projet de ses adversaires ; à ceci près que ces derniers, défaits, végétaient au trou en regardant les démocrates faire. Le film s’inspirait aussi de la tentative (très courte) du Prince Broghese en 1970, vétéran de la décima MAS.
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Le 23 février 1981, l’Espagne terminait sa transition démocratique postfranquiste et quelques carabiniéros faisaient irruption dans le parlement pour l’interrompre. Coiffés avec des chapeaux espagnols, résidus folkloriques de la garde franquiste, les images d’archives leur donnent un air de marionnettes de Lyon. On les voit tirer en l’air. Le fusil fait un bruit de pétard. Les députés se carapatent à toute berzingue. Le coup d’Etat est maté en deux heures. Personne ni dans l’armée, ni dans l’administration, ni bien sûr dans la population, n’a soutenu le putsch. Le 6 janvier dernier, après l’émeute du Capitole, le monde entier a cru la démocratie américaine menacée parce qu’un homme déguisé en buffle s’était assis deux heures sur le siège de Nancy Pelosi.
Le fantasme du coup d’Etat est sans cesse recyclé – chez ceux qui l’attendent et plus encore chez ceux qui le redoutent. En démocratie, la politique ennuie. La plupart des conflits y sont résolus de manière pacifique. Le consensus ou le compromis l’emportent. Alors on aime encore se faire peur et se donner des frissons. Et la société reste enivrée de « gloire », « d’héroïsme », d’images d’Epinal et de poésie belliqueuse. Elle a souvent besoin d’émotions collectives. Et les piou piou sont sensibles au charisme martial.
De Brutus à Boulanger, les putschistes manquent rarement « de courage » et « de sens de l’honneur ». Leur sens politique, à l’inverse, égale tout juste celui des vers de terre. Leur réapparition périodique nous fait rejouer ces grandes dramaturgies historiques du fascisme et de l’antifascisme sans forcément convaincre – avec le soupçon déjà formulé par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte d’une répétition farcesque de l’histoire. Si en 1961 pour s’opposer au putsch des généraux, le Général de Gaulle était apparu en uniforme militaire à la télévision – l’air souverain et le verbe haut – il confiait lucide à ses ministres : « ce qui est grave dans cette affaire, messieurs, c’est qu’elle n’est pas sérieuse ».
Témoin sérieux d’évènements plus graves, Malaparte cédait déjà à la métaphore théâtrale et à la dérision shakespearienne : “la fièvre de l’insurrection a tué le sommeil de la ville. Comme lady Macbeth, Pétrograd ne peut plus dormir. Ses nuits sont hantées par l’odeur du sang. ” Alors que les nôtres sont trop rarement réveillées par la peur du ridicule.
[i] Manifestation à l’appel des ligues nationalistes contre la corruption suite à l’affaire Stavisky qui avait éclaboussé certains députés radicaux.