Génération paumée


Génération paumée

génération internet

Le jeune n’est plus ce qu’il était. Il écoute de la musique de vieux, pique les fringues de ses parents et ne veut plus faire la révolution mais seulement trouver un travail et fonder une famille. Il ne descend plus que rarement dans la rue, sauf quand il habite en banlieue et perturbe les manifestations pacifiques ou brûle des voitures. Le jeune est devenu ennuyeux, au mieux menaçant. Aux yeux des papy-boomers de 1968, il est trop borné et, pour les médias, il n’a plus de repères. Que reste-t-il de la jeunesse ?

À la fin du XIXe siècle, alors que l’affaire Dreyfus a poussé des milliers d’étudiants et de lycéens à quitter les bancs de l’école et les salles de classe pour accomplir leur formation politique en faisant le coup de poing entre la rue d’Ulm et le Quartier latin, la jeunesse fascine soudain les savants, avides de problématiser et catégoriser les comportements et les âges de la vie. Le concept de « génération » intéresse tout particulièrement les chercheurs et les nouveaux intellectuels, dans l’atmosphère de fin de siècle qui voit les bouleversements liés à la révolution industrielle transformer durablement les sociétés et la vie quotidienne de millions d’Européens.

Au tout début du XXe siècle, l’historien, psychologue, sociologue et philosophe allemand Wilhelm Dilthey définit ainsi la notion de « génération » : « Un cercle assez étroit d’individus qui, malgré la diversité des autres facteurs entrant en ligne de compte, sont reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent des mêmes grands événements et changements survenus durant leur période de réceptivité. »[1. Wilhelm Dilthey, Le Monde de l’esprit, T.1. Histoire des sciences humaines, Paris, Aubier-Montaigne, 1947, p. 42.] Les journaux de l’époque s’intéressent beaucoup à ces jeunes que l’on désigne pour la première fois comme une classe à part. « Nous sommes la dernière des générations qui ont la mystique républicaine. Et notre affaire Dreyfus aura été la dernière des opérations de la mystique républicaine »[2. Charles Péguy, Notre Jeunesse, Idées nrf, Gallimard, 1957, p. 15.], écrit Péguy dans Notre jeunesse en 1911. À cette « mystique républicaine » répond celle des jeunes nationalistes que Roger Martin du Gard dépeint, entre autres, dans son roman Jean Barois et dont Alfred de Tarde et Henri Massis explorent les caractéristiques dans une enquête publiée en 1913 sous le pseudonyme d’Agathon.[3. Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, avec Henri Massis, 1913. Réédité en 2003 par Jean-Jacques Becker, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Acteurs de l’histoire », présenté comme le « premier sondage sur les jeunes ». Dans la mythologie grecque, Agathon est un des fils de Priam qui ira soustraire à Achille le cadavre de son infortuné frère au péril de sa vie.]

Mais c’est le marteau-pilon de la guerre qui façonne réellement la génération qui a « vingt ans dans les tranchées », comme l’écrivait Aragon, et qui se promet d’en finir « avec le passé qui nous colle aux dents » et « les ruines haïes du vieux monde », comme le proclamaient les futuristes russes ou les « dadas », plus pressés encore, après la guerre, de brûler les académies, de tuer le clair de lune et de faire une bonne fois pour toutes un sort aux cadavres et aux momies de l’ancien monde.

Durant l’entre-deux-guerres, de nouveaux « mouvements de jeunes » sont à l’origine d’un bouillonnement intellectuel certain. Toutefois, il faut attendre les années 1960 pour qu’on parle à nouveau de la jeunesse comme d’un monde à part, qui possède ses propres codes et impose ses luttes et ses revendications à la société tout entière. C’est donc dans la France gaulliste, à l’ombre du soviétisme brejnévien, dont la tête pourrit lentement mais dont le bras étouffe encore les nations de l’Est, que la jeunesse entre en sécession culturelle. L’historien Michel Winock considère d’ailleurs que la génération de Mai-68 est la dernière à s’être affirmée en rupture avec les précédentes et à avoir imposé durablement son magistère culturel, économique et politique à la société française.

Il est vrai que celles qui ont suivi n’ont pas vraiment réussi à exister dans l’ombre des rebelles increvables du joli mois de mai. Nés entre le court triomphe du punk et du rock alternatif et l’avènement de la world music, du rap et de la techno, les représentants de la « bof génération » ont connu le crépuscule des années Mitterrand et les ternes années Chirac, l’arrivée du sida et la chute du mur de Berlin. La fin d’un monde, certes, mais une fin à laquelle ils n’ont nullement contribué. Le 9 novembre 1989, ils ont regardé les Allemands abattre à coups de maillets le symbole de la guerre froide, avec le sentiment confus d’entrer de plain-pied dans une nouvelle époque qui les avait dépassés avant même qu’ils puissent y jouer un rôle.

Ceux qui ont 20 ans aujourd’hui ont toujours connu Internet, les téléphones portables et le chômage de masse. Cette jeunesse nouvelle a-t-elle réussi à trouver les référents culturels qui lui permettraient de transcender les disparités sociales pour faire à nouveau sécession et imposer ses propres codes ? Rien n’est moins sûr. [access capability= »lire_inedits »]

Il m’a semblé intéressant de renouer avec la mode des enquêtes en interrogeant de façon systématique, à travers des entretiens ou des questionnaires, des élèves de lycée, de bac pro, de BTS, de fac ou de prépas. Première constatation : si, comme le pense Dilthey, c’est l’événement qui fabrique une génération, alors on peut sans doute parler de la « génération du 11-Septembre ». Fait plutôt étrange en lui-même, si l’on considère que tous ceux qui ont bien voulu, pour cet article, se prêter au jeu des questions, avaient entre 5 et 10 ans au moment de l’attentat du World Trade Center. L’événement fondateur s’apparenterait donc plutôt à un traumatisme d’enfance, ainsi que l’explique cette étudiante : « Cest vraiment la première chose que je me rappelle avoir vu passer en boucle, pendant des jours, à la télé. Limage est restée gravée à force davoir été vue et revue. » À côté du 11-Septembre 2001, beaucoup évoquent la mort de Michael Jackson, la Coupe du monde de football en 1998: les jeunes habitants du village global semblent quelque peu passéistes. Il est vrai qu’ils mentionnent aussi la création de Facebook et l’invention des smartphones.

Les codes culturels nouveaux sont, quant à eux, massivement déterminés par Internet et la musique. Curieusement cependant, si le rap et l’électro ont opéré une percée spectaculaire dans différents milieux sociaux, la musique qui résonne encore souvent dans les écouteurs des smartphones est la même que celle qu’on écoutait sur les barricades de Mai-68. Qui aurait pu croire que les Rolling Stones et Creedence Clearwater connaîtraient une telle longévité ? Malgré la résistance de ces vieilles gloires, le petit écran semble, lui, avoir été ringardisé en moins de temps qu’il n’en faut pour télécharger une intégrale des Beatles. La musique s’écoute sur Spotify ou YouTube, l’actualité circule, au milieu des selfies, sur les réseaux sociaux, mais qui s’intéresse encore vraiment à ce que racontent les intellectuels médiatiques sur les plateaux des émissions de variétés, sauf pour le commenter sur Twitter après avoir vu quelques extraits d’un « clash » ou s’être délecté de ce qui fait le buzz sur Dailymotion ? Triste revanche pour tous ceux qui voyaient déjà dans la télévision un instrument de décervelage des peuples. Les réseaux sociaux sont unanimement tenus par les moins de 20 ans comme les vecteurs d’une nouvelle culture, influençant le langage, les relations sociales et, aujourd’hui, la religion cathodique est en passe d’être détrônée par un culte plus expéditif encore…

La rupture est aussi économique, et elle se traduit avec plus ou moins de violence suivant les milieux considérés. Les jeunes d’aujourd’hui se trouvent confrontés à une pression économique, sociale et professionnelle aggravée par les conséquences de la crise de 2007. Ce contexte dégradé ne suscite pas, néanmoins, au sein des dernières classes d’âge un phénomène d’union et d’opposition aux générations précédentes qui permettrait de fonder une authentique identité générationnelle. Comme les générations précédentes, on grandit à l’ombre des illustres aïeux de Mai-68, qui continuent à occuper l’essentiel des postes à responsabilités et font peser sur les enfants et les petits-enfants le poids d’un système de retraite pléthorique et d’une doxa étouffante, sans qu’émerge pour autant une véritable contestation de cette domination. « On a autre chose en tête que jouer les rebelles. Le futur est tellement incertain quon n’a pas vraiment le temps de se consacrer au conflit de génération », confie un étudiant.

Reste Internet, « un monde de possibilité, presque un nouveau Far West », rapporte un autre. L’univers numérique, qui s’avère – et heureusement – très difficile à contrôler ou à censurer, en dépit des récentes ambitions du Conseil supérieur de l’audiovisuel, sera certainement le terrain de jeu privilégié des générations qui parviendront réellement à s’imposer pour bousculer le pesant héritage des valeureux aînés. YouTube ou Dailymotion, les forums 4chan, Reddit ou Something Awful, la profusion des « memes », ces détournements vidéos qui prolifèrent sur la Toile, ont déjà créé des codes très spécifiques au sein des nouvelles générations, complètement ignorés de la plupart des quadras ou des quinquagénaires, voire des trentenaires. Le bitcoin, cette nouvelle monnaie d’échange complètement virtuelle, créée en 2009, et qui a atteint la parité avec le dollar en 2011, suscite déjà depuis quatre ans d’importants phénomènes de spéculation et l’enthousiasme d’apprentis-traders qui, souvent, n’ont même pas 20 ans. C’est la détention d’un capital non pas financier mais technique qui leur a permis de saisir la balle au bond quand le bitcoin ne valait encore rien. Peu d’entre vous, enfin, ont entendu parler du deep web, cette partie immergée de l’iceberg Internet[4. L’ensemble des pages publiées sur Internet, mais non répertoriées par les moteurs de recherche. En 1998, rapporte une étude de la société Digimind, le magazine Natureestimait qu’il existait 800 millions de pages. Le rythme de croissance exponentiel d’Internet permet d’estimer qu’il existe aujourd’hui plus de 60 milliards de pages publiées sur Internet. Les meilleurs moteurs de recherche, à savoir Yahoo ou Google, n’en indexeraient que 10%. Le reste appartient aux entrailles du « Web invisible » dont la taille représente 500 fois celle du « Web de surface ».] sur laquelle on ne peut s’aventurer que nanti de solides compétences techniques et d’un navigateur adapté.

Tout cet univers, véritablement underground, constitue bel et bien le terreau d’une nouvelle culture. Après tout, Wikileaks et Julian Assange en sont issus, et leurs successeurs ne sont sans doute pas loin. En 2000, le philosophe Peter Sloterdijk constatait la fin du modèle humaniste, qui reposait sur une civilisation du livre permettant à l’homme de s’éduquer par lui-même. Faut-il, dans ces conditions, espérer que les nouvelles générations sont en passe d’inventer, avec le numérique, une nouvelle civilisation ? Pour l’instant, on est en droit d’en douter.

En tout cas, à en juger par ces nouveaux venus sur le marché du travail exsangue de la France, on ne dira pas que 20 ans est l’âge le plus contestataire de la vie. Invités à indiquer un terme qui résumerait les préoccupations des gens de leur génération, l’écrasante majorité des personnes de 15 à 20 ans que j’ai interrogées ont choisi quatre termes : argent, apparence, égoïsme et futur. L’obsession de l’argent traduit l’incertitude vis-à-vis du futur, l’obsession de soi traduit l’angoisse vis-à-vis du monde. C’est la leçon du mythe de Narcisse. Narcisse n’est pas tant infatué et prétentieux que désireux de rester prisonnier de lui-même afin de se protéger contre le monde extérieur. Ainsi finit-il par repousser la malheureuse Echo pour s’abîmer dans la contemplation de lui-même, ignorant jusqu’aux Enfers qui se referment sur lui. De même, la jeunesse d’aujourd’hui est trop prisonnière de son reflet pour se saisir des outils qui pourraient réellement lui permettre  de faire sécession et de renverser la domination satisfaite de ses aînés. [/access]

 

*Photo : SERGE POUZET/SIPA/00667484_000002

 

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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